S'approprier la Dynamique de la Problématisation

le chêne du bac

Cours de Philosophie pour les Terminales du
Lycée J.J.Rousseau Montmorency (printemps 2011)

Bonjour les élèves.

18/05/2011 Voilà le premier PDF des cours sur la Liberté. Téléchargez-le pour le Bac blanc 2 de Philo!

31/03/2011 Je viens d’insérer, dans "Textes et repères" le PDF/doc du Livre VII de la République et d’autres indications. Au fur et à mesure que nous avançons, cette page va s’enrichir. N’hésitez donc pas à la consulter lorsque vous vous connectez.


9/4/2011 Comme vous le voyez, le chêne que j'ai maintes fois dessiné et évoqué en classe, vient enfin de faire son apparition officielle. Les deux flèches indiquent une circulation tout à fait concrète et réelle d'énergies mentales et cognitives. La flèche de gauche ("genèse historique") signifie que tout ce que l'on enseigne à présent à l'Académie de Versailles/Lycée de Montmorency/BAC Philo est une émanation directe des programmes scolaires que Platon (createur de l'Académie [d'Athènes]) et Aristote (créateur du Lycée [d'Athènes]) ont mis en place en Ve/IVe siècles av.J.C. Par conséquent, tout ce qui appartient au "champ des savoirs" que vous êtes censés maîtriser pour votre baccalauréat, vous le trouvez certainement déjà présent dans les programmes de l'Académie/Lycée de Athènes. A leur tour, ces vénérables programmes scolaires d'où jaillissent vos programmes de BAC-philo, font eux aussi partie d'un plus vaste programme politico/institutionnel, intégralement déployé dans la République de Platon. En particulier, les livres de la République dédiés à l'éducation des jeunes, sont les IIIe-IVe et le Livre VIIe, qui est le cœur et le pivot de tout le système. Moralité: si vous maîtrisez ce fameux Livre VIIe et que vous en faites le tremplin pour rayonner, à partir de son centre, dans toutes les directions internes à la République, vous avez une synopsis très, très cohérente et soudée de la totalité de votre programme de BAC.

Cette vérité génético/ historique explique la flèche méthodologique sur la droite en nous suggérant le but du jeu : être capables, pour toute notion qui puisse se présenter comme sujet de dissertation, de la situer tout d’abord dans le Livre VII/République de Platon car cela nous donnera un ancrage solide et fiable pour toute discussion/problématisation qui fera suite, et qui interpellera le reste des textes que nous aurons entretemps travaillés.

Quant à la symbologie mathématique que j'ai utilisée dans cette image, nous en avons largement parlé. En synthèse: la philosophie ne fait pas partie des notions du programme de... philosophie, qui couvre en revanche la totalité du "champ des savoirs". La philosophie se présente donc à la fois: (A) comme l'unité (=1) de ce même univers scientifique interieurment refracté et multiple; (B) en ce qu'elle est partout - à l'arrière-plan de toute science particulière - la philosophie ne se situe nullepart dans le système des sciences. En ce sens stevinien, galiléen, kantien et booléen, elle est le "0" dynamique de tout le système. (C) Puisqu'elle est à la fois le propulseur (=0) et la mesure commune (le 1) de toutes les sciences, la philosophie s'impose comme la "diagonale" qui traverse d'un seul élan la totalité de leur champ: elle "transperce" les sciences, tout en démeurant absolument incommenseurable avec elles



LA PHILOSOPHIE


(0) Platon, Le mythe de la caverne Rép. VII §1(A) -


(1) Descartes (1596-1650) - Méditations (1641) (a)Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer.

(b)Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées.[Fin de la Première Méditation]


(2) Descartes - Discours de la Méthode (1637) (a) Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons : mais je ne remarquais point encore leur vrai usage; et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien [129] bâti dessus de plus relevé : comme au contraire je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils apprennent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil . ou un désespoir, ou un parricide.[...]

(b) Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de [130] présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable. [Première Partie]


(3) Emmanuel Kant (1724-1804) - Critique de la Raison Pure (première éd.1781) (a)La raison humaine est soumise, dans une partie de ses connaissances, à cette condition singulière qu'elle ne peut éviter certaines questions et qu'elle en est accablée. Elles lui sont suggérées par sa nature même, mais elle ne saurait les résoudre, parce qu'elles dépassent sa portée. Ce n'est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l'usage est inévitable dans le cours de l'expérience, et auxquels cette même expérience donne une garantie suffisante. À l'aide de ces principes, elle s'élève toujours plus haut (comme l'y porte d'ailleurs sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s'apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage expérimental possible, et qui pourtant paraissent si peu suspects que le sens commun lui-même y donne son assentiment. Mais aussi elle se précipite par là dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu'elle est portée à croire qu'il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu'elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortant des limites de toute expérience, n'ont plus de pierre de touche. Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme la Métaphysique. Il fut un temps où elle était appelée la reine de toutes les sciences ; et, si l'on répute l'intention pour le fait, elle méritait bien ce titre glorieux par la singulière importance de son objet. Mais, aujourd'hui, il est de mode de lui témoigner un mépris absolu, et cette antique matrone, abandonnée et repoussée de tous, peut s'écrier avec Hécube : Modo maxima rerum - Tot generis natisque potens... Nunc trahor exul, inops. [Ovide, Métam]. [Début de la Préface]


(4) Kant - Critique de la Raison Pure (seconde éd.1787)

(a) Dans le travail auquel on se livre sur les connaissances qui sont proprement l'œuvre de la raison, on juge bientôt par le résultat si l'on a suivi ou non la route sûre de la science. Si, après toutes sortes de préparatifs et de dispositions, on se trouve arrêté au moment où l'on croit toucher le but ; ou si, pour l'atteindre, on est souvent forcé de revenir sur ses pas et de prendre une autre route ; ou bien encore s'il n'est pas possible d'accorder entre eux les divers travailleurs sur la façon dont le but commun doit être poursuivi, c'est un signe certain que l'étude à laquelle on se livre est loin d'être entrée dans la voie sûre de la science, mais qu'elle n'est encore qu'un tâtonnement. Or c'est déjà un mérite aux yeux de la raison que de découvrir autant que possible cette voie, dût-on abandonner comme vaine une grande partie du but qu'on s'était d'abord proposé sans réflexion.[...]

(b) La métaphysique est une connaissance rationnelle spéculative tout à fait à part, qui s'élève entièrement au-dessus des leçons de l'expérience, en ne s'appuyant que sur de simples concepts (et non en appliquant comme les mathématiques ces concepts à l'intuition), et où, par conséquent, la raison doit être son propre élève. Cette connaissance n'a pas encore été assez favorisée du sort pour pouvoir entrer dans le sûr chemin de la science, et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres, et elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre d'une barbarie dévastatrice. La raison s'y trouve continuellement dans l'embarras, ne fût-ce que pour apercevoir a priori (comme elle en a la prétention) ces lois que confirme la plus vulgaire expérience. Il y faut revenir indéfiniment sur ses pas, parce qu'on trouve que la route qu'on a suivie ne conduit pas où l'on veut aller. Quant à mettre ses adeptes d'accord dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu'elle semble plutôt être une arène exclusivement destinée à exercer les forces des jouteurs en des combats de parade, et où aucun champion n'a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. Il n'y a donc pas de doute que sa marche n'ait été jusqu'ici qu'un pur tâtonnement, et, ce qu'il y a de pire, un tâtonnement au milieu de simples concepts.

(c) Or, d'où vient qu'ici la science n'a pu ouvrir encore un chemin sûr ? Cela serait-il par hasard impossible? Pourquoi donc la nature aurait-elle inspiré à notre raison cette infatigable ardeur à en rechercher la trace, comme s’il s’agissait d'un de ses intérêts les plus importants ? Bien plus, comme nous avons peu de motifs de confiance en notre raison, si, quand il s’agit de l'un des objets les plus importants de notre curiosité, elle ne nous abandonne pas seulement, mais nous leurre de fausses espérances et finit par nous tromper ! Peut-être jusqu'ici a-t-on fait fausse route, mais sur quels motifs fonder l'espérance qu'en nous livrant à de nouvelles recherches nous serons plus heureux que ne furent les autres avant nous ?

(d) En voyant comment les mathématiques et la physique sont devenues, par reflet d'une révolution subite, ce qu'elles sont aujourd'hui, je devais juger l’exemple assez remarquable pour être amené à réfléchir au caractère essentiel d'un changement de méthode qui a été si avantageux à ces sciences, et à les imiter ici, du moins à titre d'essai, autant que le comporte leur analogie, comme connaissances rationnelles, avec la métaphysique. On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l'égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui étendît notre connaissance n'ont abouti à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic : voyant qu'il ne pouvait venir à bout d'expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha s'il n'y réussirait pas mieux en supposant que c'est le spectateur qui tourne et que les astres demeurent immobiles. En métaphysique, on peut faire un essai du même genre au sujet de l'intuition des objets. [Début de la Préface]


(5) B.Russell (1872-1970) La valeur de la philosophie doit en réalité surtout résider dans son caractère incertain même. Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence, prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps ou à son pays et des convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. - Pour un tel individu, le monde tend à devenir défini fini, évident; les objets ordinaires ne font pas naître de questions et les possibilités peu familières sont rejetées avec mépris. Dès que nous commençons à penser conformément à la philosophie, au contraire, nous voyons, comme il a été dit dans nos premiers chapitres, que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne posent des problèmes auxquels on ne trouve que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous donner avec certitude la réponse aux doutes qui nous assiègent, peut tout de même suggérer des possibilités qui élargissent le champ de notre pensée et délivrent celle-ci de la tyrannie de l’habitude. Tout en ébranlant notre certitude concernant la nature de ce qui nous entoure, elle accroît énormément notre connaissance d'une réalité possible et différente; elle fait disparaître le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais parcouru la région du doute libérateur, et elle garde intact notre sentiment d'émerveillement en nous faisant voir les choses familières sous un aspect nouveau. [Problèmes de Philosophie, Payot, 1968, pp. 182-183]


(I) LE SUJET

(A) La Conscience


(6A) Platon, La République VII - Et maintenant l'astronomie sera-t-elle la troisième science? 527d Que t'en semble? C'est mon avis; car savoir aisément reconnaître le moment du mois et de l'année où l'on se trouve est chose qui intéresse non seulement l'art du laboureur et l'art du pilote, mais encore, et non moins, celui du général. Tu m'amuses, dis-je; en effet, tu sembles craindre que le vulgaire ne te reproche de prescrire des études inutiles. Or il importe beaucoup, encore que ce soit difficile, de croire que les études dont nous parlons purifient et ravivent en chacun de nous un organe de l'âme gâté et aveuglé 527e par les autres occupations - organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c'est par lui seul qu'on aperçoit la vérité. À ceux qui partagent cette opinion tes propos paraîtront extrêmement justes; mais ceux qui n'ont là-dessus aucune lumière trouveront naturellement que ces propos ne signifient rien; car en dehors de l'utilité pratique, ils ne voient dans ces sciences aucun autre avantage digne de mention. Demande-toi donc auquel de ces deux groupes d'auditeurs tu t'adresses; ou bien si ce n'est ni pour les 528 uns ni pour les autres, mais pour toi principalement que tu raisonnes, sans envier pourtant à un autre le profit qu'il peut tirer de tes raisonnements. C'est le parti que je choisis, répondit-il : de parler, de questionner et de répondre principalement pour MOI.

(6B) Blaise Pascal (1623-1662) - Pensées - (a) La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Penser fait la grandeur de l'homme. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir un homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage de l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends. La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. [Pensées, Brunschvicg 558-759-347-348]


(7) Descartes - Discours de la Méthode - Je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que MOI qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point; et qu'au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais; au lieu que si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été; je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle [159] est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait [sic] pas d'être tout ce qu'elle est. [Discours de la Méthode (1637) IVe partie]


(8) David Hume (1711-1776)- Traité de la nature humaine (1739) Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre MOI ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant.


(8B) Pascal - Pensées Qu'est-ce que le MOI? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées


(9) Kant - Anthropologie du point de vue pragmatique - Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne : et grâce a l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise : et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je. car il l'a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement. Il faut remarquer que l'enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher. etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense.


(10) Fredeick Nietzsche (1844-1900) - Le Gai Savoir (1882) Pourquoi tenez-vous "ceci" pour bien plutôt qu'autre chose ? "Parce que ma conscience me le dit ; et la conscience ne dit jamais rien d'immoral, puisque c'est elle qui détermine ce qui est moral !" Mais pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience ? Qu'est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible ? Cette croyance, n'y a-t-il plus de conscience qui l'examine ? N'avez-vous jamais entendu parler d'une conscience intellectuelle ? D'une conscience qui se tienne derrière votre "conscience" ? Votre jugement "ceci est bien" a une genèse dans vos instincts, vos penchants et vos répugnances, vos expériences et vos inexpériences; "Comment ce jugement est-il né ?"C'est une question que vous devez vous poser, et, aussitôt après, celle-ci "qu'est-ce exactement qui me pousse à obéir à ce jugement ?" Car vous pouvez suivre son ordre comme un brave soldat qui entend la voix de son chef. Ou comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un flatteur, un lâche qui a peur de son maître. Ou comme un imbécile qui écoute parce qu'il n'a rien à objecter. [§335]


(11) Edmund Husserl (1859-1938) - Méditations cartésiennes (1929) Tout état de conscience en général est, en lui même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l'attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l'ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout est cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu'il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif. Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la "maison""vise"(se rapporte à) une maison - ou, plus exactement, telle maison individuelle - de manière perceptive; le souvenir de la maison "vise" la maison comme souvenir: l'imagination, comme image; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison "placée devant moi" la vise de la façon propre au jugement prédicatif: un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'à la conscience d'être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même.


(B) La perception

(12A) Platon - La République VII - Parmi les objets de la sensation les uns n'invitent point l'esprit à l'examen, parce que les sens suffisent à en juger, tandis que les autres l'y invitent instamment, parce que la sensation, à leur sujet, ne donne rien de sain. Par "objets ne provoquant point l'examen", répondis-je, j'entends ceux qui ne donnent pas lieu, en même temps, à deux sensations opposées; et je considère ceux qui y donnent lieu comme provoquant l'examen, puisque, qu'on les perçoive de près ou de loin, les sens n'indiquent pas qu'ils soient ceci plutôt que le contraire. Voici trois doigts, le pouce, l'index et le majeur. Conçois que je les suppose vus de près; maintenant, fais avec moi cette observation : chacun d'eux nous paraît également un doigt; peu importe à cet égard qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou mince, et ainsi du reste. Dans tous ces cas, l'âme de la plupart des hommes n'est pas obligée de demander à l'entendement ce que c'est qu'un doigt, car la vue ne lui a jamais témoigné en même temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt. Il est donc naturel, repris-je, qu'une pareille sensation n'excite ni ne réveille l'entendement. Mais quoi? la vue discerne-t-elle bien la grandeur et la petitesse des doigts, et à cet égard lui est-il indifférent que l'un d'eux soit au milieu ou à l'extrémité? et n'en est-il pas de même pour le toucher à l'égard de l'épaisseur et de la minceur, de la mollesse et de la dureté? et les données des autres sens ne sont-elles pas pareillement défectueuses? N'est-ce pas ainsi que chacun d'eux procède? D'abord le sens préposé à la perception de ce qui est dur a charge de percevoir aussi ce qui est mou , et il rapporte à l'âme que le même objet lui donne une sensation de dureté et de mollesse. Il en est ainsi. Or, n'est-il pas inévitable qu'en de tels cas l'âme soit embarrassée et se demande [aporousa aïnittétai]ce que signifie [ti pote semaïneï] une sensation qui lui présente une même chose comme dure et comme molle? De même dans la sensation de la légèreté et dans celle de la lourdeur que doit-elle entendre par léger et par lourd si l'une lui signale que le lourd est léger, et l'autre que le léger est lourd? 524b En effet, dit-il, ce sont là d'étranges témoignages pour l'âme et qui réclament l'examen. Il est donc naturel, repris-je, que l'âme appelant alors à son secours le raisonnement et l'intelligence tâche de se rendre compte si chacun de ces témoignages porte sur une chose ou sur deux . […] Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d'elles lui paraît une et distincte de l'autre. Oui. Si donc chacune lui paraît une, et l'une et l'autre deux, elle les concevra comme séparées; car si elles n'étaient pas séparées elle ne les concevrait pas comme étant deux mais une . C'est exact. La vue a perçu la grandeur et la petitesse non point séparées, mais confondues ensemble , n'est-ce pas? Oui. Et pour éclaircir cette confusion, l'entendement est forcé de voir la grandeur et la petitesse non plus confondues, mais séparées , contrairement à ce que faisait la vue. C'est vrai. Or, n'est-ce pas de là que nous vient d'abord la pensée de nous demander ce que peuvent être la grandeur et la petitesse? Si fait. Et c'est de la sorte que nous avons défini l'intelligible et le visible ».


(12B) Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) - Le Visible et l'Invisible (1964) II faut qu'entre l'exploration et ce qu'elle m'enseignera, entre mes mouvements et ce que je touche, existe quelque rapport de principe, quelque parenté, selon laquelle ils ne sont pas seulement, comme les pseudopodes de l'amibes, de vagues et éphémères déformations de l'espace corporel, mais l'initiation et l'ouverture à un monde tactile. Ceci ne peut arriver que si, en même temps que sentie du dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible elle-même, par exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu'elle touche, est en un sens l'une d'elles, ouvre enfin sur un être tangible dont elle fait aussi partie. Par ce recroisement en elle du touchant et du tangible, ses mouvements propres s'incorporent à l'univers qu'ils interrogent, sont reportés sur la même carte que lui.

Dans le « toucher », nous venons de trouver trois expériences distinctes qui se sous-tendent, trois dimensions qui se recoupent, mais sont distinctes : un toucher du lisse et du rugueux, un toucher des choses, — un sentiment passif du corps et de son espace —, et enfin un véritable toucher du toucher, quand ma main droite touche ma main gauche en train de palper les choses, par lequel le « sujet touchant » passe au rang de touché, descend dans les choses, de sorte que le toucher se fait du milieu du monde et comme en elles.


(13) Nelson Goodman (1906-1998) - Langages de l'art (1968) Il n'existe pas d'oeil innocent. C'est toujours vieilli que l'oeil aborde son activité, obsédé par son propre passé et par les insinuations anciennes et récentes de l'oreille, du nez, de la langue, des doigts, du coeur, du cerveau. Il ne fonctionne pas comme un instrument solitaire et doté de sa propre énergie, mais comme un membre soumis d'un organisme complexe et capricieux. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu'il voit, il choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu'il ne reflète ; et les choses qu'il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d'éléments privés d'attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n'est vu tout simplement, à nu. Les mythes de l'oeil innocent et du donné absolu sont de fieffés complices.


(14) Jean Paul Sartre (1905-1980) - Qu'est-ce que la littérature? Chacune de nos perceptions s'accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c'est-à-dire que par elle « il y a » de l'être, ou encore que l'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c'est notre présence au monde qui multiplie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l'unité d'un paysage ; c'est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.

Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l'être, nous savons aussi que nous n'en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n'y a personne d'assez fou pour croire qu'il va s'anéantir. C'est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu'à ce qu'une autre conscience vienne l'éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d'être « dévoilants » s'adjoint celle 15 d'être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de mous sentir essentiels par rapport au monde. [ ].


(C) L'Inconscient


(15) Sigmund Freud (1856-1939) - Métapsychologie . L'Inconscient(1915) - (a) Il n'y a dans ce système [l'Inconscient=Ics]] ni négation, ni doute, ni degré dans la certitude. Tout cela n'est introduit que par le travail de la censure entre Ics et Pcs [Préconscient] . La négation est un substitut de refoulement d'un niveau supérieur. Dans l'Ics, il n'y a que des contenus plus ou moins fortement investis.

(b) Il y règne une plus grande mobilité des intensités d'investissement. Par le processus de déplacement, une représentation peut transmettre tout son quantum d'investissement à une autre ; par celui de la condensation, s'approprier tout l'investissement de plusieurs autres. J'ai proposé de considérer ces deux processus comme signes caractéristiques de ce que nous appelons le processus psychique primaire. Dans le système Pcs règne le processus secondaire ; dans le cas où un tel processus primaire peut se dérouler sur des éléments du système Pcs, il apparaît « comique » et provoque le rire.

(c) Les processus du système Ics sont intemporels, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l'écoulement du temps, n'ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail du système Cs.

(d) Pas davantage les processus Ics n'ont égard à la réalité. Ils sont soumis au principe de plaisir ; leur destin ne dépend que de leur force et de leur conformité ou non-conformité aux exigences de la régulation plaisir-déplaisir.

(e) Résumons-nous : absence de contradiction, processus primaire (mobilité des investissements), intemporalité et substitution à la réalité extérieure de la réalité psychique, tels sont les caractères que nous devons nous attendre à trouver aux processus appartenant au système Ics.[Métapsychologie (« L'inconscient »)]


(16) Sigmund Freud Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s’efforce de mettre de l’harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d’étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d’avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d’angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d’une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s’attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d’apaiser les conflits du ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité, même quand le ça demeure inflexible et intraitable. D’autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S’il vient à désobéir au surmoi, il est puni par de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l’harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : « Ah, la vie n’est pas facile ! [Nouvelles conférences de psychanalyse (1932)]


(17)Platon - La tripartition de l'âme (République IV) Maintenant épuisons la recherche où nous nous sommes engagés dans cette pensée qu'il nous serait plus aisé de reconnaître quelle est la nature de la justice dans l'homme, si nous essayions d'abord de la contempler dans un objet plus grand qui la contiendrait; [434e] et il nous a semblé que cet objet était un État,: et nous l'avons formé aussi parfait qu'il nous a été possible, parce que nous savions bien que la justice se trouverait nécessairement dans un État parfait. Ce que nous avons découvert, transportons-le dans l'individu: si tout se rapporte de part et d'autre, la chose ira bien ; s'il y a quelque différence, nous reviendrons à l'État pour examiner encore; et peut-être, [435a] en comparant l'homme et l'État, et en les frottant pour ainsi dire l'un contre l'autre, nous en ferons jaillir la justice comme le feu au 225 sein de matières inflammables, et à l'éclat qu'elle jettera, nous la reconnaîtrons d'une manière infaillible. - Cette marche est convenable ; il faut la suivre. Lorsqu'on dit de deux choses, l'une plus grande, l'autre plus petite, qu'elles sont la même chose, sont-elles dissemblables par ce qui fait dire d'elles qu'elles sont une même chose, ou sont-elles semblables par là? - Elles sont semblables. - [435b] Ainsi l'homme juste, en tant que juste ne différera en rien de l'État juste ; il lui sera semblable. Oui. Or l'État nous a paru juste, parce que chacun des trois ordres de citoyens qui le composent, remplit les fonctions qui lui sont propres, et tempérant, courageux, prudent par certaines qualités et dispositions de ces trois ordres. Il est vrai. Si donc, mon ami, nous trouvons que l'homme a dans l'âme trois parties correspondantes [435c] à ces trois ordres de l'État, en supposant qu'elles aient les mêmes qualités, nous leur donnerons à bon droit les mêmes noms. Cela est de toute nécessité. Ces trois parties existentielles ou non dans 226 l'âme? Voilà, mon cher, une question assez fâcheuse. Pas si fâcheuse, à mon avis : le proverbe a raison, Socrate : le beau est difficile. Sans doute. Mais sache, Glaucon, que, [435d] dans mon opinion, une méthode semblable à celle que nous suivons ne peut nous mener véritablement à notre but ; c'est une autre route et plus longue et plus compliquée qui doit nous y conduire; toutefois, cette méthode peut nous donner encore une solution qui convienne à notre discussion et à ce que nous avons dit jusqu'ici. Pourquoi ne pas nous en contenter? Pour le moment, cette solution me suffirait. Et moi aussi je ne demande pas mieux que de m'y tenir. Poursuis donc tes recherches sans te lasser. [435e] N'est-ce pas une nécessité pour nous de convenir que le caractère et les moeurs d'un État sont dans chacun des individus qui le composent? Car évidemment c'est de l'individu qu'ils ont passé dans l'État. En effet, il serait ridicule de prétendre que cette énergie passionnée qu'où attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, [436a] ou cette avidité de gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyp- 227 tiens, n'ont pas passé de l'individu dans l'État. Assurément. La chose est ainsi : il n'est pas difficile de le reconnaître. Non. Ce qui est difficile, c'est de décider si, dans chacun de nos actes, nous agissons par trois principes différents ou par le même principe, c'est-à-dire s'il est un principe par lequel on connaît, un autre par lequel on s'irrite, un autre par lequel on se porte vers le plaisir attaché à la nourriture, à la conservation de l'espèce et vers les autres plaisirs [436b] de cette nature, ou si l'âme est tout entière dans chacune de ces démarches. Voilà ce qu'il sera difficile de déterminer, comme il conviendrait de le faire. Il me le semble. Essayons de déterminer de cette manière s'il y a dans l'âme trois principes distincts, ou un seul et même principe. De quelle manière? Évidemment la même chose, considérée sous le même rapport et relativement au même objet, ne pourra pas produire et éprouver des effets contraires : de sorte que si nous découvrons ici un phénomène semblable, nous reconnaîtrons qu'il n'y a pas unité, [436c] mais diversité de principes. Soit. 228 Fais attention à ce que je dis. Parle, La même chose, considérée sous le même rapport, peut-elle être au même instant en repos et en mouvement? Nullement. Assurons-nous de cette vérité, de peur que dans la suite il ne nous survienne des doutes. Si quelqu'un prétendait qu'un homme qui se tient debout et remue seulement les mains et la tète est tout à la fois en repos et en mouvement, nous objecterions, je pense, [436d] que, pour parler juste, il faut dire qu'une partie de son corps se meut, tandis que l'autre est en repos: n'est-ce pas? Oui. Si poussant plus loin la plaisanterie, on soutenait que la toupie, lorsque invariablement fixée au même endroit, elle tourne sur sa pointe, ou quelqu'un de ces corps qui exécutent un mouvement circulaire sans changer de place, [436e] est à la fois tout entier en repos et tout entier en mouvement, nous n'admettrions point que ces corps sont à la fois en repos et en mouvement sous le même rapport ; nous dirions qu'il faut distinguer en eux deux choses, l'axe et la circonférence ; que selon leur axe ces Corps sont en repos, puisque l'axe n'incline d'aucun côté: mais que selon leur circonférence, ils se meu- 229 vent d'un mouvement circulaire : et que si en même temps que le corps tourne, l'axe vient à pencher à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, alors le corps cesse absolument d'être en repos. Et cette réponse serait excellente. Ces sortes de difficultés ne nous effraieront pas ; et elles ne nous persuaderont plus que la même chose, considérée sous [437a] le même rapport et relativement au même objet, éprouve ou produise des effets contraires. Du moins ne sera-ce pas moi. Pour ne pas être obligés de nous arrêter longtemps à parcourir toutes les objections semblables et à les réfuter, supposons notre principe vrai et allons en avant, en convenant toutefois que si dans la suite il est démontré faux, toutes les conclusions que nous en avons tirées seront nulles. C'est ainsi qu'il faut procéder. [437b] Dis-moi maintenant ; faire un signe de consentement et faire un signe de refus, s'attacher à une chose et la rejeter, l'attirer à soi et la repousser, sont-ce des choses opposées? actions ou passions, peu importe? Ce sont des choses opposées. La faim, la soif, et en général les appétits naturels, vouloir; préférer, toutes ces choses, ne 230 sont-elles pas de la même espèce [437c] que celles dont nous venons de parler? Par exemple, ne diras-tu pas toujours d'un homme qui désire, que son âme s'attache à ce qu'elle désire, ou qu'elle attire à soi la chose qu'elle voudrait avoir; ou qu'en tant qu'elle souhaite qu'une chose lui soit donnée, elle fait signe qu'elle la veut, comme si on l'interrogeait là-dessus, en se portant elle-même en quelque manière au-devant de l'accomplissement de son désir? Oui. Ne pas consentir, ne pas vouloir, ne pas désirer, n'est-ce pas la même chose que repousser et éloigner de soi, et n'y a-t-il pas opposition entre ces opérations et les précédentes? [437d] Sans contredit. Cela posé, n'avons «nous pas des désirs naturels, et les plus apparents ne sont-ils pas ceux que nous appelons la faim et la soif? Oui. L'une n'a-t-elle pas pour objet le boire, l'autre le manger? Sans doute. La soif, en tant que soif, est-elle simplement dans l'âme le désir de boire et rien de plus? En d'autres termes, la soif en soi a-t-elle pour objet une boisson chaude ou froide, en grande ou en petite quantité, enfin telle ou telle boisson ? Ou 231 plutôt n'est-il pas vrai [437e] que s'il se joint à la soif de la chaleur ou du froid, cela ajoute au désir de boire, celui de boire froid ou chaud : que si la soif est grande, on veut boire beaucoup; si elle est petite, on veut boire peu; tandis que la soif prise en soi est simplement le désir de la chose qu'il est dans sa nature de désirer, c'est-à-dire le désir de boire, comme la faim est simplement le désir de manger? Oui. Chaque désir se porte naturellement vers son objet pris en lui-même : ce qui vient s'y joindre fait qu'il se porte vers telle ou telle modification de son objet. [438a] Évitons d'être surpris et troublés par l'obtention suivante : personne ne désire simplement la boisson, mais une bonne boisson : si le manger, mais un bon manger; tous en effet désirent les bonnes choses Si donc la soif est un désir, c'est le désir de quelque chose de bon, quel que soit son objet, soit la boisson, soit autre chose Il en est de même des autres désirs. Cette objection, si elle nous était faite, aurait peut-être quelque force. Observe toutefois que les choses qui de leur nature sont relatives, [438b] se rapportent, par tel ou tel caractère particulier à tel ou tel objet particulier dont elles dépendent, et par leur caractère propre ne se rapportent qu'à elles-mêmes. Je n'entends pas. Quoi! tu n'entends pas que ce qui est plus grand, n'est tel qu'à cause du rapport qu'il a à une autre chose? J'entends cela parfaitement. A une chose plus petite? Oui. Et que s'il est beaucoup plus grand, c'est par rapport à une chose beaucoup plus petite : n'est-il pas vrai ? Oui. Et que s'il a été, ou s'il doit être un jour plus grand, c'est par rapport à une chose qui a été ou qui sera plus petite ? Certainement. [438c] Le plus a-t-il rapport au moins, le double à la moitié, le plus pesant au plus léger, le plus vite au plus lent, le chaud au froid, et en est-il de même de toutes les choses semblables? Oui. Et les sciences, n*en est-il pas de même? La science en soi est la science de ce qu'on apprend , en général ou de tout ce qu'on doit apprendre; une science particulière [438d] a pour objet telle ou telle connaissance particulière. Par exemple, lorsqu'il y eut une science pour construire les maisons, ne se distingua-t-elle pas des autres, au point qu'on lui donna le nom d'architecture ? Hé bien? N'est-ce point parce qu'elle était telle qu'elle ne ressemblait à aucune autre science? Oui. Et si elle était telle, n'est-ce point qu'elle avait tel objet particulier? N'en faut-il pas dire autant des autres arts et des autres sciences? Il en faut dire autant. Si tu m'as compris maintenant, reconnais que je voulais dire que les choses qui sont relatives, prises en soi, ne se rapportent qu'à elles-mêmes, et considérées dans tel ou tel caractère particulier se rapportent à tel ou tel objet particulier. [438e] Au reste, je ne veux pas dire par là qu'une chose soit telle que son objet; que, par exemple, la science des choses qui servent ou nuisent à la santé, soit saine ou malsaine, ni que la science du bien ou du mal soit bonne ou mauvaise; je prétends seulement que, puisque la science du médecin n'a pas le même objet que la science en général, mais un objet particulier, c'est-à-dire ce qui est utile ou nuisible à la santé, cette science est aussi particulière : ce qui fait qu'on ne lui donne pas simplement le nom de science, mais celui de médecine, en la caractérisant par son objet. Je comprends ta pensée, et je la crois vraie. [439a] Ne mets-tu pas la soif par sa nature au nombre des choses relatives? La soif se rapporte-t-elle à quelque chose? Oui, à la boisson. Ainsi telle soif a rapport à telle boisson: au lieu que la soif en soi, n'est pas la soif d'une boisson en grande ou en petite quantité, bonne ou mauvaise, enfin de telle ou telle boisson > mais de la boisson simplement. Nul doute. Par conséquent l'âme d'un homme qui a simplement 6oif, ne veut autre [439b] chose que boire; c'est ce qu'elle désire et l'objet vers lequel elle se porte. Évidemment. Si donc, lorsque l'âme a soif, quelque chose l'arrête dans l'impétuosité de son désir, ce sera un principe différent de celui qui excite en elle la soif et l'entraîne comme une brute vers le boire; car, disons-nous, le même principe ne peut produire à la fois et par lui-même deux effets opposés sur le même objet. Cela ne peut être. De même, à mon avis, il ne faudrait pas dire d'un archer qu'avec ses deux mains il tire l'arc à soi et le repoussé en même temps : mais bien qu'il tire l'arc à soi d'une main et le repousse de l'autre. [439c] Très bien. Dirons-nous qu'il se trouve quelquefois des gens qui ont soif et ne veillent pas boire? On en trouve souvent et en grand nombre. Que penser de ces gens, sinon qu'il y a dans leur âme un principe qui leur ordonne de boire, et un autre qui le leur défend, et qui l'emporte sur le premier? Pour moi, je le pense. Ce principe qui leur défend de boire ne vient-il pas [439d] de la raison? Celui qui les y porte et les y entraîne ne vient-il pas à la suite de la souffrance et de la maladie? Oui. Nous aurions donc raison de penser que ce sont deux principes distincts l'un de l'autre, et d'appeler raisonnable cette partie de l'âme par laquelle elle raisonne; et déraisonnable, siège du désir, compagne des excès et des voluptés, cette autre partie de l'âme qui aime, qui a faim et soif, qui est la proie de tous les désirs. [439e] Oui, et cette opinion est très vraisemblable. Reconnaissons par conséquent que ces deux parties se trouvent dans l'âme : mais celle qui est le siège de la colère et qui cause en nous le courage, forme-t-elle une troisième partie ou rentre-t-elle dans l'une des deux autres? Peut-être rentre-t-elle dans la partie qui est le siège du désir. 236 On m'a dit une chose que je crois vraie. La voici : Léonce, fils d'Aglaïon, revenant un jour du Pirée, le long de la partie extérieure de la muraille septentrionale, aperçut des cadavres étendus sur le lieu des supplices; il éprouva le désir de s'approcher pour les voir avec un sentiment pénible, qui lui faisait aussi détourner les regards. Il résista d'abord, et se cacha le visage ; [440a] mais enfin, cédant à la violence de son désir, il courut vers ces cadavres, et ouvrant de grands yeux, il s'écria: Hé bien, malheureux, rassasiez-vous d'un si beau spectacle. J'ai ouï raconter ce trait. C'est une preuve que la colère s'oppose quelquefois en nous au désir, comme à une chose distincte de lui. Oui, c'en est une preuve. Ne remarquons-nous pas aussi en plusieurs occasions que, lorsqu'on [440b] se sent entraîné par ses désirs malgré la raison, on se fait des reproches à soi-même, on s'emporte contre ce qui nous fait violence intérieurement, et que dans ce conflit qui s'élève comme entre deux personnes, la colère se range du coté de la raison? Mais qu'elle se soit jamais mise du côté du désir, quand la raison prononce qu'il ne faut pas faire quelque chose, c'est ce que tu n'as jamais éprouvé en toi - même ni remarqué dans les autres. 237 Non, par Jupiter. [440c] N'est-il pas vrai que, quand on croit avoir tort, plus on a de générosité dans les sentiments, moins on peut se fâcher, quelque chose que l'on souffre de la part d'un autre, la faim, la soif ou tout autre tourment semblable, lorsqu'on croit qu'il a raison de nous traiter de la sorte; qu'enfin, comme je l'ai déjà dit, la colère en nous ne saurait s'élever contre lui? Cela est vrai. Et qu'au contraire, si l'on se croit victime d'une injustice, alors on s'enflamme, on s'irrite, on combat pour ce que l'on regarde comme la justice; on supporte, sans se laisser abattre, la faim, la soif et tous les autres tourments qu'on éprouve, [440d] et l'on ne cesse pas de faire de généreux efforts jusqu'à ce qu'on en obtienne satisfaction ou qu'on succombe, ou que rappelé à soi par la raison, toujours présente en nous, on se soit apaisé comme le chien sous la main du berger? Cette comparaison est d'autant plus convenable, que nous avons établi que, dans notre État, les guerriers doivent être soumis aux magistrats comme des chiens à leurs bergers. Tu comprends fort bien ce que je veux dire; mais fais encore cette réflexion. [440e] Laquelle? C'est que la colère est évidemment tout autre 238 qu'elle ne nous a paru d'abord. Nous pensions qu'elle se rapportait à la partie de l'âme qui est le siège du désir; maintenant nous sommes bien éloignés de le dire : nous dirions plutôt que lorsqu'il s'élève quelque sédition dans lame, la colère prend les armes en faveur de la raison. Tout-à-fait. Est-ce comme étant différente de la raison ou comme étant seulement une des formes de celle-ci, de sorte qu'il n'y ait dans l'âme que deux parties, l'une siège de la raison, l'autre du désir? ou bien de même que notre État est composé de trois [441a] ordres, des mercenaires, des guerriers et des magistrats, y a-t-il dans l'âme une troisième partie où réside la colère et qui est l'auxiliaire naturel de la raison, à moins qu'elle n'ait été corrompue par une mauvaise éducation ? La colère forme nécessairement cette troisième partie. Oui, sans doute, si elle se montre distincte de la raison, comme elle s'est montrée distincte de la partie qui est le siège du désir. Cela n'est pas difficile à reconnaître. Nous voyons que les enfants aussitôt qu'ils sont nés, sont déjà pleins d'irritabilité ; que la raison ne vient jamais à quelques-uns, [441b] et qu'elle vient tard au plus grand nombre. Tu dis vrai , on peut, encore s'en assurer en 239 voyant ce qui se passe chez les animaux. Outre cela, le vers d'Homère, que nous avons cité, peut servir de témoignage : Ulysse se frappant la poitrine, réprimande ainsi son âme (07). Il est évident qu'Homère représente ici une faculté qui, réfléchissant sur ce qu'il faut faire et ne pas faire, [441c] gourmande une autre faculté qui s'irrite déraisonnablement, c'est-à-dire deux facultés différentes. Très bien. Enfin nous sommes parvenus, à travers bien des difficultés, à tomber d'accord suffisamment qu'il y a dans l'État et dans l'âme d'un individu des parties correspondantes et égales en nombre.


(18) Science et Avenir, Septembre 2009 - La pub touche notre mémoire implicite


(D) Autrui


(19A) Sofocle (496-406 av.JC) Oedipe Roi - Premier épisode - OIDIPOUS. Ô Teirésias, qui comprends toutes choses, permises ou défendues, ouraniennes et terrestres, bien que tu ne voies pas, tu sais cependant de quel mal cette ville est accablée, et nous n’avons trouvé que toi, ô roi, pour protecteur et pour sauveur. Phoibos, en effet, si tu ne l’as appris déjà de ceux-ci, nous a répondu par nos envoyés que l’unique façon de nous délivrer de cette contagion était de donner la mort aux meurtriers découverts de Laios, ou de les chasser en exil. Ne nous refuse donc ni les augures par les oiseaux, ni les autres divinations ; délivre la ville et toi-même et moi ; efface cette souillure due au meurtre de l’homme qu’on a tué. Notre salut dépend de toi. Il n’est pas de tâche plus illustre pour un homme que de mettre sa science et son pouvoir au service des autres hommes. TEIRÉSIAS. Hélas ! hélas ! qu’il est dur de savoir, quand savoir est inutile ! Ceci m’était bien connu, et je l’ai oublié, car je ne serais point venu ici. OIDIPOUS. Qu’est-ce ? Tu sembles plein de tristesse. TEIRÉSIAS. Renvoie-moi dans ma demeure. Si tu m’obéis, ce sera, certes, au mieux pour toi et pour moi. OIDIPOUS. Ce que tu dis n’est ni juste en soi, ni bon pour cette ville qui t’a nourri, si tu refuses de révéler ce que tu sais. TEIRÉSIAS. Je sais que tu parles contre toi-même, et je crains le même danger pour moi. OIDIPOUS. Je t’adjure par les dieux ! ne cache pas ce que tu sais. Tous, tant que nous sommes, nous nous prosternons en te suppliant. TEIRÉSIAS. Vous délirez tous ! Mais je ne ferai pas mon malheur, en même temps que le tien ! OIDIPOUS. Que dis-tu ? Sachant tout, tu ne parleras pas ? Mais tu as donc dessein de nous trahir et de perdre la ville ? TEIRÉSIAS. Je n’accablerai de douleur ni moi, ni toi. Pourquoi m’interroges-tu en vain ? Tu n’apprendras rien de moi. OIDIPOUS. Rien ! ô le pire des mauvais, tu ne diras rien ! Certes, tu mettrais la fureur dans un cœur de pierre. Ainsi tu resteras inflexible et intraitable ? TEIRÉSIAS. Tu me reproches la colère que j’excite, et tu ignores celle que tu dois exciter chez les autres. Et cependant tu me blâmes ! OIDIPOUS. Qui ne s’irriterait, en effet, en entendant de telles paroles par lesquelles tu méprises cette ville ? TEIRÉSIAS. Les choses s’accompliront d’elles-mêmes, quoique je les taise. OIDIPOUS. Puisque ces choses futures s’accompliront, tu peux me les dire. TEIRÉSIAS. Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entraîner comme il te plaira, à la plus violente des colères. OIDIPOUS. Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairai rien de ce que je soupçonne. Sache donc que tu me sembles avoir pris part au meurtre, que tu l’as même commis, bien que tu n’aies pas tué de ta main. Si tu n’étais pas aveugle, je t’accuserais seul de ce crime. TEIRÉSIAS. En vérité ? Et moi je t’ordonne d’obéir au décret que tu as rendu, et, dès ce jour, de ne plus parler à aucun de ces hommes, ni à moi, car tu es l’impie qui souille cette terre. OIDIPOUS. Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, par hasard, sortir de là impuni ? TEIRÉSIAS. J’en suis sorti, car j’ai en moi la force de la vérité. OIDIPOUS. Qui t’en a instruit ? Ce n’est point ta science. TEIRÉSIAS. C’est toi, toi qui m’as contraint de parler. OIDIPOUS. Qu’est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux. TEIRÉSIAS. N’as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j’en dise davantage ? OIDIPOUS. Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète. TEIRÉSIAS. Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c’est toi ! OIDIPOUS. Tu ne m’auras pas impunément outragé deux fois ! TEIRÉSIAS. Parlerai-je encore, afin de t’irriter plus encore ? OIDIPOUS. Autant que tu le voudras, car ce sera en vain. TEIRÉSIAS. Je dis que tu t’es uni très-honteusement, sans le savoir, à ceux qui te sont le plus chers et que tu ne vois pas en quels maux tu es ! OIDIPOUS. Penses-tu toujours parler impunément ? TEIRÉSIAS. Certes ! S’il est quelque force dans la vérité. OIDIPOUS. Elle en a sans doute, mais non par toi. Elle n’en a aucune par toi, aveugle des oreilles, de l’esprit et des yeux ! TEIRÉSIAS. Malheureux que tu es ! Tu m’outrages par les paroles mêmes dont chacun de ceux-ci t’outragera bientôt ! OIDIPOUS. Perdu dans une nuit éternelle, tu ne peux blesser ni moi, ni aucun de ceux qui voient la lumière. TEIRÉSIAS. Ta destinée n’est point de succomber par moi. Apollôn y suffira. C’est lui que ce soin regarde. OIDIPOUS. Ceci est-il inventé par toi ou par Kréôn ? TEIRÉSIAS. Kréôn n’est point cause de ton mal. Toi seul es ton propre ennemi. OIDIPOUS. Ô richesse, ô puissance, ô gloire d’une vie illustre par la science et par tant de travaux, combien vous excitez d’envie ! puisque, pour cette même puissance que la ville a remise en mes mains sans que je l’aie demandée, Kréôn, cet ami fidèle dès l’origine, ourdit secrètement des ruses contre moi et s’efforce de me renverser, ayant séduit ce menteur, cet artisan de fraudes, cet imposteur qui ne voit que le gain, et n’est aveugle que dans sa science ! Allons ! dis-moi, où t’es-tu montré un sûr divinateur ? Pourquoi, quand elle était là, la chienne aux paroles obscures, n’as-tu pas trouvé quelque moyen de sauver les citoyens ? Était-ce au premier homme venu d’expliquer l’énigme, plutôt qu’aux divinateurs ? Tu n’as rien fait ni par les augures des oiseaux, ni par une révélation des dieux. Et moi, Oidipous, qui arrivais ne sachant rien, je fis taire la Sphinx par la force de mon esprit et sans l’aide des oiseaux augurals. Et c’est là l’homme que tu tentes de renverser, espérant t’asseoir auprès de Kréôn sur le même trône ! Mais je pense qu’il vous en arrivera malheur à toi et à celui qui a ourdi le dessein de me chasser de la ville comme une souillure. Si je ne croyais que la vieillesse t’a rendu insensé, tu saurais bientôt ce que coûtent de tels desseins. LE CHŒUR. Autant que nous en jugions, ses paroles et les tiennes, Oidipous, nous semblent pleines d’une chaude colère. Il ne faut point s’en occuper, mais rechercher comment nous accomplirons pour le mieux l’oracle du dieu. TEIRÉSIAS. Si tu possèdes la puissance royale, il m’appartient cependant de te répondre en égal. J’ai ce droit en effet. Je ne te suis nullement soumis, mais à Loxias ; et je ne serai jamais inscrit comme client de Kréôn. Puisque tu m’as reproché d’être aveugle, je te dis que tu ne vois point de tes yeux au milieu de quels maux tu es plongé, ni avec qui tu habites, ni dans quelles demeures. Connais-tu ceux dont tu es né ? Tu ne sais pas que tu es l’ennemi des tiens, de ceux qui sont sous la terre et de ceux qui sont sur la terre. Les horribles exécrations maternelles et paternelles, s’abattant à la fois sur toi, te chasseront un jour de cette ville. Maintenant tu vois, mais alors tu seras aveugle. Où ne gémiras-tu pas ? Quel endroit du Kithairôn ne retentira-t-il pas de tes lamentations, quand tu connaîtras tes noces accomplies et dans quel port fatal tu as été poussé après une navigation heureuse ? Tu ne vois pas ces misères sans nombre qui te feront l’égal de toi-même et de tes enfants. Maintenant, accable-nous d’outrages, Kréôn et moi, car aucun des mortels ne succombera plus que toi sous de plus cruelles misères. OIDIPOUS. Qui pourrait endurer de telles paroles ? Va-t’en, abominable ! hâte-toi ! sors de ces demeures, et sans retour ! TEIRÉSIAS. Certes, je ne serais point venu, si tu ne m’avais appelé. OIDIPOUS. Je ne savais pas que tu parlerais en insensé ; car, le sachant, je ne t’eusse point pressé de venir dans ma demeure. TEIRÉSIAS. Je te semble insensé, mais ceux qui t’ont engendré me tenaient pour sage. OIDIPOUS. Qui sont-ils ? Arrête ! Qui, parmi les mortels m’a engendré ? TEIRÉSIAS. Ce même jour te fera naître et te fera mourir. OIDIPOUS. Toutes tes paroles sont obscures et incompréhensibles. TEIRÉSIAS. N’excelles-tu pas à comprendre de telles obscurités ? OIDIPOUS. Tu me reproches ce qui me fera grand. TEIRÉSIAS. C’est cela même qui t’a perdu. OIDIPOUS. J’ai délivré cette ville et je ne le regrette pas. TEIRÉSIAS. Je m’en vais donc. Toi, enfant, emmène-moi. OIDIPOUS. Certes, qu’il t’emmène, car, étant présent, tu me troubles et tu m’empêches ! Loin d’ici, tu ne me pèseras plus. TEIRÉSIAS. Je m’en irai, mais je dirai d’abord pourquoi je suis venu ici sans peur de ton visage, car tu es impuissant à me perdre jamais. Cet homme que tu cherches, le menaçant de tes décrets à cause du meurtre de Laios, il est ici. On le dit étranger, mais il sera bientôt reconnu pour un thèbaien indigène, et il ne s’en réjouira pas. De voyant il deviendra aveugle, de riche pauvre, et il partira pour une terre étrangère. Il sera en face de tous le frère de son propre enfant, le fils et l’époux de celle de qui il est né, celui qui partagera le lit paternel et qui aura tué son père. Entre dans ta demeure, songe à ces choses, et si tu me prends à mentir, dis alors que je suis un mauvais divinateur.


(19B) Platon - Théétète - THÉODORE.Volontiers. Théétète, viens ici auprès de Socrate. SOCRATE. Oui, approche-toi, Théétète, que je me regarde une fois, et voie comment est fait mon visage ; car Théodore [144e] dit qu'il ressemble au tien. Si cependant l'un et l'autre nous avions une lyre, et qu'il prétendît qu'elles fussent parfaitement d'accord ensemble, l'en croirions-nous d'abord, avant d'avoir examiné s'il est musicien ? THÉÉTÈTE. Nous ferions d'abord cet examen. SOCRATE. Et venant à découvrir qu'il est musicien, nous aurions foi à ses paroles; autrement nous n'y croirions point, s'il ne connaissait pas la musique. THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. Eh bien donc, il me semble que si nous voulons nous assurer de la ressemblance de nos visages, [145a] il nous faut voir si Théodore est peintre et en état d'en juger. 42 THÉÉTÈTE. C'est aussi mon avis. SOCRATE. Eh bien! je te le demande, Théodore est-il peintre ? THÉÉTÈTE. Non, que je sache. SOCRATE. Et il n'est pas non plus géomètre? THÉÉTÈTE. Si fait, il l'est sans aucun doute, Socrate! SOCRATE. Est-il aussi astronome, mathématicien, musicien, et tout ce qui se rattache à ces sciences ? THÉÉTÈTE. Je le présume. SOCRATE. En ce cas, s'il prétend trouver en nous quelque ressemblance du côté du corps, en bien ou en mal, il ne faut pas donner grande attention à ses paroles. THÉÉTÈTE. Peut-être non. [145b] SOCRATE. Mais quoi ! s'il venait à louer l'un de nous 43 pour la vertu et la sagesse, ne conviendrait-il pas que chacun prît soin d'examiner celui sur qui tomberait l'éloge, et que celui-ci à son tour s'empressât de découvrir volontairement le fond de son âme? THÉÉTÈTE. Assurément. SOCRATE. Ce sera donc à toi, mon cher Théétète, de te montrer à découvert, et à moi de t'examiner : car tu sauras que Théodore, bien qu'il m'ait déjà parlé avantageusement d'une foule de jeunes gens étrangers ou Athéniens, ne m'a jamais fait un aussi grand éloge de personne que de toi tout à l'heure. [145c] THÉÉTÈTE. J'en serais fort heureux, Socrate; mais prends garde qu'il n'ait voulu plaisanter. SOCRATE. Ce n'est guère la manière de Théodore. Ainsi, ne rétracte pas- ce que tu viens de m'accorder, sous prétexte que son dire n'était qu'un badinage. Ce serait l'obliger à venir faire ici une déposition en règle, et personne assurément ne l'accuserait de faux témoignage. Restes-en plutôt, crois-moi, à ce dont tu es convenu. 44 THÉÉTÈTE. Il faut bien m'y soumettre, si c'est là ton avis. SOCRATE. Eh bien, dis-moi, n'apprends-tu pas auprès de lui la géométrie ? THÉÉTÈTE. Oui. [145d] SOCRATE. Et aussi l'astronomie, l'harmonie, les mathématiques ? THÉÉTÈTE. Je m'y applique, du moins. SOCRATE. Et moi de même, jeune homme, j'apprends de Théodore et de tous ceux que je crois habiles en ces matières. Mais, quoique je sois déjà assez avancé sur tous les points, il me reste pourtant quelque doute sur une chose peu importante dont je voudrais m'éclaircir avec toi et avec ceux qui sont ici présents (06). Réponds-moi donc : apprendre, n'est-ce pas devenir plus savant sur ce que l'on apprend ? 45 THÉÉTÈTE. Se peut-il autrement? SOCRATE. Et les savants, c'est, je pense, par le savoir qu'ils deviennent tels ? THÉÉTÈTE. Oui. [145e] SOCRATE. Mais est-ce autre chose que la science? THÉÉTÈTE. Quoi? SOCRATE. Le savoir. Ne sait-on pas les choses dont on a la science? THÉÉTÈTE. Le moyen du contraire? SOCRATE. Le savoir et la science sont donc une même chose. THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. C'est sur quoi il me reste des doutes, et je ne puis me suffire à moi-même pour approfondir ce que c'est que la science. [146a] Y aurait-il moyen de l'expliquer? Qui de vous veut commencer? Mais celui qui se trompera, et à son 46 tour chacun de ceux qui se tromperont, sera l'âne, comme disent les enfants au jeu de balles. Celui qui résoudra la question, sans se tromper, sera notre roi, et pourra nous proposer les questions qu'il voudra (07). Mais pourquoi gardez-vous le silence ? deviendrais-je incommode, Théodore, par le plaisir que je prends à causer, et en cherchant à engager une conversation qui nous lie, et nous fasse connaître les uns aux autres ?


(19E) Freud - Wo es war soll ich werden (31è des Nouvelles Conférences de 1932)


(19C) Aristote - Ethique à Nicomaque, VIII - L'amitié est [...] une certaine vertu, ou ne va pas sans vertu ; de plus, elle est ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre. Car sans amis, personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens (et de fait les gens riches, et ceux qui possèdent autorité et pouvoir semblent bien avoir plus que quiconque, besoin d'amis : à quoi servirait une pareille prospérité, une fois ôtée la possibilité de répandre des bienfaits, laquelle se manifeste principalement et de la façon la plus digne d'éloge à l'égard des amis. Ou encore, comment cette prospérité serait-elle gardée et préservée sans amis ? car, plus elle grande, plus elle est exposée au risque). Et, dans la pauvreté comme dans tout autre infortune, les hommes pensent que les amis sont l'unique refuge. L'amitié est d'ailleurs un secours aux jeunes gens, pour les préserver de l'erreur ; aux vieillards pour leur assurer des soins et suppléer à leur manque d'activité dû à la faiblesse ; à ceux qui sont dans la fleur de l'âge pour les inciter aux nobles actions, car on est alors plus capable à la fois de penser et d'agir.


(19D) Levi-Strauss (1908-2009) - Race et Histoire (1952) L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas admettre cela », etc. ; autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manière de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d'humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. Là-même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n'est nullement certain - l'histoire récente le prouve - qu'elle soit établie à l'abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L'humanité s'arrête aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion - les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d'œufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition »


(20) Emmanuel Levinas (1906-1995) - Totalité et Infini (a) Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l'expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l'ouverture d'une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas comme résistance insurmontable, comme dureté du rocher contre lequel l'effort de la main se brise, comme éloignement d'une étoile dans l'immensité de l'espace. L'expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir.

(b) Le visage, encore chose parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m'invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fût-il jouissance ou connaissance. Et cependant cette nouvelle dimension s'ouvre dans l'apparence sensible du visage. L'ouverture permanente des contours de sa forme dans l'expression emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme.

(c) Le visage à la limite de la sainteté et de la caricature s'offre donc encore dans un sens à des pouvoirs. Dans un sens seulement : la profondeur qui s'ouvre dans cette sensibilité modifie la nature même du pouvoir qui ne peut dès lors plus prendre, mais peut tuer. (...).

(d) Autrui qui peut souverainement me dire non, s’offre à la pointe de l'épée ou à la balle du révolver et toute la dureté inébranlable de son "pour soi" avec ce non intransigeant qu'il oppose, s'efface du fait que l'épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son cœur. Dans la contexture du monde il n'est quasi-rien: Mais il peut m'opposer une lutte, c'est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l'imprévisibilité même de sa réaction. Il m'oppose ainsi non pas une force plus grande - une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si elle faisait partie d'un tout - mais la transcendance même de son être par rapport à ce tout ; non pas un superlatif quelconque de puissance, mais précisément l'infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l'expression originelle, est le premier mot : "tu ne commettras pas de meurtre".

(e) L'infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d'autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l'ouverture absolue du Transcendant. Il y a là une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose d'absolument AUTRE : la résistance de ce qui n'a pas de résistance - la résistance éthique.


(E) Le desir


(21) Jean Jacques Rousseau (1712-1778) - La Nouvelle Héloïse, VI (1761) Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux; on s’attend à le devenir: si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu’on voit; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hoirs l’Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.


(22) Marcel Proust (1871-1922) - A la Recherche du temps perdu (1913-1927) Les vrais paradis sont ceux que nous avons perdus...


(23)Baruch Spinoza (1632-1677) - Ethique, III (1675) - Proposition IX - L'Esprit, en tant qu'il a tant des idées claires que des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de cet effort qu'il fait.

Démonstration - L’essence de l’Esprit est constituée d’idées adéquates et d’idées inadéquates (comme nous l’avons vu dans la proposition 3 de cette partie), et par suite (par la proposition 7 de cette partie) tant en tant qu’il a les unes qu’en tant qu’il a les autres, il s’efforce de persévérer dans son être ; et ce (par la proposition 8 de cette partie) pour une certaine durée indéfinie. Et comme l’Esprit (par la proposion 23 partie 2) à travers les idées des affections des corps est nécessairement conscient de soi, l’Esprit est donc (par la proposition 7 de cette partie) conscient de son effort. CQFD
Scolie
Cet effort, quand on le rapporte à l'Esprit seul s'appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence de l'homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation ; et par suite l'homme est déterminé à les faire. Ensuite, entre l'appétit et le désir il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit. Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n'est pas parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle,ou la désirons" [Ethique (1675) partie III]


(24) Epicure 340-270 av.JC)- Lettre à Ménecée - (a) Et il faut voir, en raisonnant par analogie, que parmi les désirs, certains sont naturels, d'autres vides, et que parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d'autres seulement naturels ; et parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d'autres à l'absence de perturbations du corps, d'autres à la vie même.

(b) En effet, une observation sans détour de ces distinctions sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l'ataraxie, puisque telle est la fin de la vie bienheureuse ; car ce pour quoi nous faisons toutes choses, c'est ne pas souffrir et ne pas être dans l'effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête de l'âme, puisque le vivant n'a pas à se diriger vers quelque chose comme si cela lui manquait, ni à en chercher une autre qui permettrait au bien de l'âme et à celui du corps d'atteindre leur plénitude ; en effet, c'est à ce moment que nous avons besoin d'un plaisir, lorsque nous souffrons par suite de l'absence du plaisir ; mais lorsque nous ne souffrons pas, nous n'avons plus besoin du plaisir.

(c) Et c'est pour cette raison que nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse. Car c'est le plaisir que nous avons reconnu comme le bien premier et congénital, et c'est à partir de lui que nous commençons à choisir et refuser, et c'est à lui que nous aboutissons, en jugeant tout bien d'après l'affection prise comme règle. Et parce que c'est là le bien premier et conaturel, pour cette raison nous choisissons tout plaisir ; mais il y a des cas où nous passons par-dessus de nombreux plaisirs, chaque fois qu'un désagrément plus grand résulte pour nous de ces plaisirs ; et nous pensons que bien des douleurs sont préférables à des plaisirs, lorsqu'un plus grand plaisir s'ensuit pour nous, après avoir longtemps supporté les douleurs. Donc, tout plaisir, parce qu'il a une nature appropriée, est un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à choisir ; de même aussi que toute douleur est un mal, bien que toute douleur ne soit pas de nature à toujours être évitée.

(d) Cependant, c'est par la mesure comparative et la considération des avantages et des désavantages, qu'il convient de juger de tous ces points. Car à certains moments nous faisons usage du bien comme s'il était un mal, et inversement du mal comme s'il était un bien. Et nous estimons que la suffisance à soi est un grand bien, non pas pour faire dans tous les cas usage de peu de choses, mais pour faire en sorte, au cas où nous n'aurions pas beaucoup, de faire usage de peu, étant authentiquement convaincus que jouissent avec le plus de plaisir de la profusion ceux qui ont le moins besoin d'elle, et que ce qui est naturel est tout entier facile à se procurer, mais ce qui est vide, difficile.

(e) Les saveurs simples apportent un plaisir égal à un régime de vie profus, dès lors que toute la douleur venant du manque est supprimée ; et le pain et l'eau donnent le plaisir le plus élevé, dès que dans le besoin on les prend. Ainsi donc, l'habitude de régimes de vie simples et non profus est constitutive de la santé, rend l'homme résolu dans les nécessités de la vie courante, nous met dans les meilleures dispositions lorsque, par intervalles, nous nous approchons de la profusion, et, face à la fortune, nous rend sans peur.

(d) Ainsi donc, lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler des « plaisirs des gens dissolus » ni des « plaisirs qui se trouvent dans la jouissance », comme le croient certains qui, par ignorance, sont en désaccord avec nous ou font à nos propos un mauvais accueil, mais de l'absence de douleur en son corps, et de trouble en son âme. Car ce ne sont pas les banquets et les fêtes ininterrompus, ni les jouissances que l'on trouve avec des garçons et des femmes, pas plus que les poissons et toutes les autres nourritures que porte une table profuse, qui engendrent la vie de plaisir, mais le raisonnement sobre qui recherche les causes de tout choix et de tout refus, et repousse les opinions par lesquelles le plus grand tumulte se saisit des âmes.

(e) De tout cela le principe et le plus grand bien est la prudence. C'est pourquoi la philosophie est, en un sens plus précieux, prudence, de laquelle toutes les autres vertus sont issues : elles nous enseignent qu'il n'est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, et qu'il n'est pas possible de vivre de façon bonne et juste, sans vivre avec plaisir, car toutes les vertus sont naturellement associées au fait de vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir est inséparable de ces vertus. [Lettre à Ménecée]

(F) L'existence et le temps

(24B) Henri Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience, II - La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. Il n'a pas besoin, pour cela, de s'absorber tout entier dans la sensation ou l'idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n'a pas besoin non plus d'oublier les états antérieurs : il suffit qu'en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l'état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d'une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n'est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l'ensemble de la phrase musicale. On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d'éléments, dont chacun. représentatif du tout, ne s'en distingue et ne s'en isole que pour une pensée capable d'abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n'aurait aucune idée de l'espace. Mais familiarisés avec cette dernière idée, obsédés même par elle, nous l'introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l'un dans l'autre, mais l'un à côté de l'autre ; bref, nous projetons le temps dans l'espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. []


(24C) Henri Bergson - La perception du changement - C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant », et d'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur. Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent. Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige, Ils sont habitués a la terre ferme : ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout passe, rien n'existe : et que si la réalité est mobilité elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaitra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement éphémère entre des mobilités.


(24D)LA TYRANNIE DU CHRONOMÈTRE

(24E)QUELLE HEURE EST-IL A PEKIN?

(II) LA CULTURE


(26) Levi-Strauss - Les structures élémentaires de la parenté Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré ; il suffira de rappeler que le mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent ; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social


(A) Le travail et la technique


(A1) Le travail


(27) G.W.F.Hegel (1770-1831) - Esthétique (1835-1837) Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part, il existe aussi pour soi. Il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain ; et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence ; enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond quand dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même dans ce qui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque au sceau de son intériorité et dans lesquelles ils ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.


(28a) Hegel - Phénoménologie de l'Esprit Texte Dialectique du maitre et de l'esclave


(28b) Alexandre Kojève (1902-1968) Leçons sur la phénoménologie de l'esprit - Chez Hegel, le Travail « apparaît » pour la première fois dans la Nature sous forme de travail servile imposé par le premier Maître à son premier Esclave (qui s’est, d’ailleurs, soumis à lui volontairement puisqu’il aurait pu échapper à la servitude et au travail en acceptant la mort dans le combat, ou en suicidant après la défaite). Le Maître fait travailler l’Esclave pour satisfaire par son travail ses propres désirs, qui sont en tant que tels des désirs « naturels » ou animaux (le Maître en les satisfaisant, ne diffère de l’animal que par le fait qu’il les satisfait sans faire d’efforts, l’effort ayant été fourni par l’Esclave ; c’est ainsi qu’à la différence de l’animal le Maître peut vivre en jouisseur). Mais pour satisfaire les désirs du Maître, l’Esclave a dû refouler ses propres instincts (préparer une nourriture qu’il ne mangera pas tout en désirant la manger, etc.), il a dû faire violence à sa « nature », se nier donc ou se « supprimer » en tant que donné, c’est-à-dire en tant qu’animal. Par conséquent, étant un acte auto-négateur, le Travail est un acte auto-créateur : il réalise et manifeste la Liberté, c’est-à-dire l’autonomie vis-à-vis du donné général et du donné qu’on est soi-même ; il crée et manifeste l’humanité du travailleur


(29)Immanuel Kant - Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) Troisième proposition La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu 'il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu 'il s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n'est pas prodigue dans l'usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c'est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. L'homme ne doit donc pas être dirigé par l'instinct; ce n'est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d'aliments, l'invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d'une existence commençante, que c'est comme si elle voulait que l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui- même; c'est aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvint à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être. Car dans le cours des affaires humaines, il y a une foule de peines qui attendent l'homme. Or il semble que la nature ne s'est pas du tout préoccupée de son bien-être mais a tenu à ce qu'il travaille assez à se former pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être.


(30)Karl Marx - Le Capital, I Le travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi le vend-il? Pour vivre. Mais le travail est aussi l'activité vitale propre au travailleur, l'expression personnelle de sa vie. Et cette activité vitale, il la vend à un tiers pour s'assurer les moyens nécessaires à son existence. Si bien que son activité vitale n'est rien sinon l'unique moyen de subsistance. Il travaille pour vivre. Il ne compte point le travail en tant que tel comme faisant partie de sa vie; c'est bien plutôt le sacrifice de cette vie. C'est une marchandise qu'il adjuge à un tiers. C'est pourquoi le produit de son activité n'est pas le but de son activité. Ce qu'il produit pour lui-même, ce n'est pas la soie qu'il tisse, l'or qu'il extrait de la mine, la palais qu'il élève. Ce qu'il produit pour lui-même c'est le salaire; et la soie, l'or, le palais se réduisent pour lui à une certaine quantité de moyens de subsistance, tels qu'une veste de coton, de la menue monnaie et le sous-sol où il habite. Voilà un ouvrier qui, tout au long de ses douze heures, tisse, file, perce, tourne, bâtit, creuse, casse ou charrie des pierres. Ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou à la pelle ou au marteau à tailler la pierre, l'ouvrier les considère-t-il comme une expression de son existence, y voit-il l'essentiel de sa vie? Non, bien au contraire. La vie commence pour lui quand cette activité prend fin, à table, au bistrot, au lit. Les douze heures de travail n'ont pas de sens pour lui en ce qu'il les passe à tisser, à filer, à tourner, mais en ce qu'il gagne de quoi aller à table, au bistrot, au lit. Si le ver à soie filait pour joindre les deux bouts en demeurant chenille, il serait le salarié parfait [ Marx, ]


(31) Platon - Protagoras Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulu les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques uns mêmes il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race.

Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.

Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait parti. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.

Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous » – «Entre tous répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ». Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité [320-321]


(A2) La technique

(32) Levy-Strauss - Les premiers pas de la technologie sont-ils si simples?

(33) Hans Jonas


(B) L'art

(34) Immanuel Kant - Critique de la faculté de juger - 1. L’art est distingué de la nature, comme le “faire” l’est de l’”agir” ou “causer” en général et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’oeuvre du produit de la nature en tant qu’effet. En droit on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un libre-arbitre, qui met la raison au fondement de ses actions. On se plaît à nommer une oeuvre d’art le produit des abeilles ( les gâteaux de cire régulièrement construits ), mais ce n’est qu’en raison d’une analogie avec l’art; en effet, dès que l’on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature ( de l’instinct ), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art. Lorsqu’en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c’est un produit de la nature, mais de l’art; la cause productrice de celui-ci a pensé à une fin, à laquelle l’objet doit sa forme. On discerne d’ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée, qu’une représentation de ce qu’elle est a dû dans sa cause précéder sa réalité ( même chez les abeilles ), sans que toutefois cette cause ait pu précisément penser l’effet; mais quand on nomme simplement une chose une oeuvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend toujours par là une oeuvre de l’homme.
2. L’art, comme habileté de l’homme, est aussi distinct de la science ( comme pouvoir l’est de savoir ), que la faculté pratique est distincte de la faculté théorique, la technique de la théorie ( comme l’arpentage de la géométrie ). Et de même ce que l’on peut, dès qu’on sait seulement ce qui doit être fait, et que l’on connaît suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle pas de l’art. Seul ce que l’on ne possède pas l’habileté de faire, même si on le connaît de la manière la plus parfaite, relève de l’art. Camper(1) décrit très exactement comment la meilleure chaussure doit être faite, mais il ne pouvait assurément pas en faire une (2).
3. L’art est également distinct du métier; l’art est dit libéral, le métier est dit mercenaire. On considère le premier comme s’il ne pouvait obtenir de la finalité ( réussir ) qu’en tant que jeu, c’est-à-dire comme une activité en elle-même agréable; on considère le second comme un travail, c’est-à-dire comme une activité, qui est en elle-même désagréable ( pénible ) et qui n’est attirante que par son effet ( par exemple le salaire ), et qui par conséquent peut être imposée de manière contraignante [>]


(35) Immanuel Kant - Critique de la faculté de juger (1790) L’agréable et le bon ont l’un et l’autre une relation avec la faculté de désirer et entraînent par suite avec eux, le premier une satisfaction pathologiquement conditionnée (par des excitations, stimulos), le second une pure satisfaction pratique ; celle-ci n’est pas seulement déterminée par la représentation de l’objet, mais encore par celle du lien qui attache le sujet à l’existence de l’objet. Ce n’est pas seulement l’objet, mais aussi son existence qui plaît. En revanche le jugement de goût est seulement contemplatif ; c’est un jugement qui, indifférent à l’existence de l’objet, ne fait que lier sa nature avec le sentiment de plaisir et de peine. Toutefois cette contemplation elle-même n’est pas réglée par des concepts ; en effet le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (ni théorique, ni pratique), il n’est pas fondé sur des concepts, il n’a pas non plus des concepts pour fin. L’agréable, le beau, le bon désignent donc trois relations différentes des représentations au sentiment de plaisir et de peine, en fonction duquel nous distinguons les uns des autres les objets ou les modes de représentation. Aussi bien les expressions adéquates pour désigner leur agrément propre ne sont pas identiques. Chacun appelle agréable ce qui lui FAIT PLAISIR ; beau ce qui lui PLAIT simplement ; bon ce qu’il ESTIME, approuve, c’est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. […] On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne contraint l’assentiment


(36) Aristote - Poétique, I §4 La poésie semble bien devoir en général son origine à deux causes, et deux causes naturelles. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à l'imitation et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. Un indice est ce qui se passe dans la réalité : des êtres dont l'original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l'image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple, les formes des animaux les plus vils et des cadavres. Une raison en est encore qu'apprendre est très agréable aux philosophes, mais pareillement aussi aux autres hommes ; seulement ceux-ci n'y ont qu'une faible part. On se plaît à la vue des images parce qu'on apprend en les regardant, et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure c'est un tel. Si on n'a pas vu auparavant l'objet représenté, ce n'est plus comme imitation que l'oeuvre pourra plaire, mais à raison de l'exécution, de la couleur ou d'une autre cause de ce genre. L'instinct d'imitation étant naturel en nous, ainsi que la mélodie et le rythme (car il est évident que les mètres ne sont que des parties des rythmes), dans le principe ceux qui étaient le mieux doués à cet égard firent petit à petit des progrès, et la poésie naquit de leurs improvisations.


(37) Aristote - Poétique I, §6 Donc la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevée et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnement d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la catharsis propre à pareilles émotions. J'appelle "langage relevé d'assaisonnement" celui qui a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par "assaisonnement d'une espèce particulière" que certaines parties sont exécutées simplement à l'aide du mètre, tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant


(38) Platon - La République IX Maintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ; est-ce l'imitation de l'apparence ou de la réalité ? - De l'apparence, dit-il. - L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Nous pouvons dire par exemple que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans connaître le métier d'aucun d'eux ; il n'en fera pas moins, s'il est bon peintre, illusion aux enfants et aux ignorants, en peignant un charpentier et en le montrant de loin, parce qu'il lui aura donné l'apparence d'un charpentier véritable.- Assurément. - Mais voici, mon ami, ce qu'il faut, selon moi, penser de tout cela : quand quelqu'un vient nous dire qu'il a rencontré un homme au courant de tous les métiers et qui connaît mieux tous les détails de chaque art que n'importe quel spécialiste, il faut lui répondre qu'il est naïf et qu'il est tombé sans doute sur un charlatan ou un imitateur qui lui a jeté de la poudre aux yeux, et que, s'il l'a pris pour un savant universel, c'est qu'il n'est pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.
Rien de plus vrai, dit-il.- Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père (699), puisque nous entendons certaines personnes dire que les poètes tragiques sont 598e versés dans tous les arts, dans toutes les choses humaines relatives à la vertu et au vice, et même dans les choses divines; il est en effet nécessaire, disent-elles, que le bon poète, s'il veut créer une belle oeuvre, connaisse les sujets qu'il traite, qu'autrement il ne serait pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces personnes, étant tombées sur des imitateurs de ce genre, n'ont pas été 599 trompées par la vue de leurs ouvrages, ne se rendant pas compte qu'ils sont éloignés au troisième degré du réel, et que, sans connaître la vérité, il est facile de les réussir (700) (car les poètes créent des fantômes et non des réalités), ou si leur assertion a quelque sens, et si les bons poètes savent vraiment ce dont, au jugement de la multitude, ils parlent si bien. [La République 598a-599]


(III) LA RAISON ET LE REEL

(A) La théorie et l'expérience

(39A) Aristote, Métaphysique I,1 - L'homme a naturellement la passion de connaître; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes; et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux. Or, ce n'est pas seulement afin de pouvoir agir qu'on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens; on le préfère même quand on n'a absolument rien à en tirer d'immédiat ; et cette prédilection tient à ce que, de tous nos sens, c'est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d'informations et nous révéler le plus de différences.


(39B) Platon - Téétète - SOCRATE: C’est sur quoi il me reste des doutes, et je ne puis me suffire à moi-même pour approfondir ce que c'est que la science. Y aurait-il moyen de l'expliquer? Qui de vous veut commencer? Mais celui qui se trompera, et à son tour chacun de ceux qui se tromperont, sera l'âne, comme disent les enfants au jeu de balles. Celui qui résoudra la question, sans se tromper, sera notre roi, et pourra nous proposer les questions qu'il voudra. Mais pourquoi gardez-vous le silence ? Deviendrais-je incommode, Théodore, par le plaisir que je prends à causer, et en cherchant à engager une conversation qui nous lie, et nous fasse connaître les uns aux autres ?


(40) Galileo Galilei (1564-1642) - Dialogue des grands systèmes (1632) SAGREDO : Si nous ne voulons pas recommencer comme hier, revenons au sujet, je vous en prie ; que le signor Simplicio commence à présenter les difficultés qui lui semblent s'opposer à ce nouvel arrangement du monde.
SIMPLICIO : Cet arrangement n'est pas nouveau, il est même fort ancien, si on en juge par Aristote qui le réfute dans les termes que voici. [...] Il confirme cela par un quatrième argument tiré de l'expérience des corps lourds qui tombent du haut vers le bas perpendiculairement à la surface de la Terre ; de même, les projectiles lancés vers le haut à la verticale, fût-ce à une hauteur immense, reviennent vers le bas à la verticale suivant la même ligne. Ces arguments prouvent avec nécessité que leur mouvement est orienté vers le centre de la Terre qui, sans se mouvoir si peu que ce soit, les attend et les reçoit.[...]
SALVIATI : Les arguments présentés sont de deux genres : les uns ne portent que sur les phénomènes terrestres et sont sans rapport avec les étoiles, les autres sont tirés des apparences et des observations célestes. Aristote tire ses argu¬ments surtout des choses qui nous entourent, il laisse les autres aux astronomes. Il convient donc, si vous en êtes d'accord, d'examiner d'abord ceux qu'on tire des expé-riences terrestres. [...]
SALVIATI : La raison la plus forte qu'avancent tous les auteurs est celle des corps lourds qui tombent de haut en bas en ligne droite, perpendiculairement à la surface de la Terre ; ils y voient un argument irréfragable en faveur de l'immobilité de la Terre : si la Terre accomplissait la rotation diurne, une tour, du sommet de laquelle on laisserait tomber une pierre, serait emportée par le tournoiement de la Terre ; elle aurait donc, pendant le temps de chute de la pierre, parcouru plusieurs centaines de coudées vers l'est, et c'est à cette distance du pied de la tour que la pierre devrait percuter le sol. Ils confirment cet effet par une autre expérience : laissons tomber une boule de plomb du haut du mât d'un navire au repos et notons l'endroit où elle arrive, tout près du pied du mât ; si, du même endroit, on laisse tomber la même boule quand le navire est en mouvement, le lieu de sa percussion sera éloigné de l'autre d'une distance égale à celle que le navire aura parcourue pendant le temps de chute, et tout simplement parce que le mouvement naturel de la boule, laissée à sa liberté [posta in sua liberta], se fait en ligne droite vers le centre de la Terre. [...]
SIMPLICIO : Oh ! que voilà de bonnes raisons auxquelles on ne pourra répliquer rien qui vaille ! Cette expérience si caractéristique de la pierre qu'on lance du haut du mât du navire : quand le navire est en repos, elle tombe au pied du mât ; quand le navire est en route, elle tombe à une distance du pied égale à celle dont le navire a avancé pendant le temps de chute de la pierre ; et cela fait un bon nombre de coudées quand la course du navire est rapide.[...]
SALVIATI : Très bien. Avez-vous jamais fait l'expérience du navire ?
SIMPLICIO : Je ne l'ai pas faite, mais je crois vraiment que les auteurs qui la présentent en ont fait soigneusement l'observation ; de plus, on connaît si clairement la cause de la différence entre les deux cas qu'il n'y a pas lieu d'en douter.
SALVIATI : Que ces auteurs puissent la présenter sans l'avoir faite, vous en êtes vous-même un bon témoin : c'est sans l'avoir faite que vous la tenez pour certaine, vous en remettant à leur bonne foi ; il est donc possible et même nécessaire qu'ils aient, eux aussi, fait de même, je veux dire qu'ils s'en soient remis à leurs prédécesseurs, sans qu'on arrive jamais à trouver quelqu'un qui l'ait faite. Que n'importe qui la fasse et il trouvera en effet que l'expé¬rience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l'ar¬rêt ou avance à n'importe quelle vitesse. Le même rai¬sonnement valant pour le navire et pour la Terre, si la pierre tombe toujours à la verticale au pied de la tour, on ne peut rien en conclure quant au mouvement ou au repos de la Terre.
SIMPLICIO : Si vous m'aviez renvoyé à un autre moyen que l'expérience, je crois bien que nos disputes ne seraient pas près de finir ; car l'expérience me paraît chose si éloignée de tout discours humain qu'elle ne laisse pas la moindre place à la croyance ou à la probabilité.
SALVIATI : Et pourtant elle y a laissé place en moi.
SIMPLICIO : Ainsi, vous n'avez pas fait cent essais, même pas un, et vous affirmez aussi franchement que c'est certain? Je ne peux y croire et redis ma certitude que l'expé¬rience a bien été faite par les principaux auteurs qui y recourent et qu'elle montre bien ce qu'ils affirment.
SALVIATI : Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l'effet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi. J'ajoute même que vous aussi, vous savez qu'il ne peut en être autrement, même si vous croyez ou faites semblant de croire que vous ne le savez pas. Mais je suis si bon accoucheur des cerveaux que je vous forcerai à l'avouer.


(41) Descates - Troisième méditation Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. - Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela: flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.


(42) David Hume (1711-1776) - Enquête sur l’entendement humain (1748) [I] - (a) Tous les objets de la raison humaine ou de nos recherches peuvent se diviser en deux genres, à savoir les relations d’idées et les faits. Du premier genre sont les sciences de la géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique et, en bref, toute affirmation qui est intuitivement ou démonstrativement certaine. Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, cette proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente exprime une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre, on peut les découvrir par la seule opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans l’univers. Même s’il n’y avait jamais eu de cercle ou de carré dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.

(b) Les faits, qui sont les seconds objets de la raison humaine, on ne les établit pas de la même manière ; et l’évidence de leur vérité, aussi grande qu’elle soit, n’est pas d’une nature semblable à la précédente. Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible, car il n’implique pas contradiction et l’esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que s’il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et elle n’implique pas plus la contradiction que l’affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l’esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement ».

[II] - Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n'est pas moins intelligible et elle n'implique pas plus contradiction que l'affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d'en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l'esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement.

C'est donc peut-être un sujet digne d'éveiller la curiosité que de rechercher quelle est la nature de cette évidence qui nous assure de la réalité d'une existence et d'un fait au-delà du témoignage actuel des sens ou des rapports de notre mémoire. (...)

Tous les raisonnements sur les faits paraissent se fonder sur la relation de la cause à l'effet. C'est au moyen de cette seule relation que nous dépassons l'évidence de notre mémoire et de nos sens. Si vous demandiez à quelqu'un pourquoi il croit à la réalité d'un fait qu'il ne constate pas effectivement, par exemple que son ami est à la campagne ou en France, il vous donnerait une raison ; cette raison serait un autre fait : une lettre qu'il a reçue ou la connaissance de ses résolutions antérieures et de ses promesses. Un homme qui trouverait une montre ou une autre machine dans une île déserte conclurait qu'il y a eu précédemment des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature. On y suppose constamment qu'il y a une connexion entre le fait présent et ce qu'on en infère. (...)

Si donc nous désirons nous satisfaire au sujet de la nature de l'évidence qui nous donne la certitude des faits, il faut que nous recherchions comment nous arrivons à la connaissance de la cause et de l'effet.

J'oserai affirmer, comme une proposition générale qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation ne s'obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori; mais qu'elle naît entièrement de l'expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l'un avec l'autre. Qu'on présente un objet à un homme dont la raison et les aptitudes soient, par nature, aussi fortes que possible ; si cet objet lui est entièrement nouveau, il sera incapable, à examiner avec la plus grande précision ses qualités sensibles, de découvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets.


(43) Kant - Critique de la Raison Pure De la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique . – Il n'est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l'expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s'exercer, si elle ne l'était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d'un côté, produisent d'eux-mêmes des représentations, et, de l'autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s'appelle l'expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous,dans le temps, l'expérience, et toutes commencent avec elle. Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d'elle-même (à l'occasion de ces impressions sensibles), quoique nous ne fussions capables de distinguer cette addition d'avec la matière première que quand un long exercice nous aurait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l'une de l'autre. C'est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu'on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s'il y a une connaissance indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite a priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience.[Introduction]


(44) Kant - Critique de la Raison Pure (1787) - Les mathématiques et la physique sont les deux connaissances théorétiques de la raison qui déterminent a priori leur objet, la première d'une façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi dans la mesure que lui permettent d'autres sources de connaissance que la raison. [...] La physique arriva beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car il n'y a guère plus d'un siècle et demi, que l'essai ingénieux de Bacon de Vérulam a en partie provoqué, et, parce qu'on était déjà sur la trace, en partie stimulé encore cette découverte, qui ne peut s'expliquer que par une révolution subite de la pensée. Je ne veux ici considérer la physique qu'autant qu'elle est fondée sur des principes empiriques. - Lorsque Galilée fit rouler ses boules sur un plan incliné avec une accélération déterminée et choisie par lui-même, ou que Toricelli fit porter à l'air un poids qu'il savait être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou que, plus tard, Sthal transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal, en y retranchant ou en y ajoutant certains éléments[5], alors ce fut une nouvelle lumière pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aper çoit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans, qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme en lisières ; car autrement nos observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance ne sauraient se rattacher à une loi nécessaire, ce que cherche et exige pourtant la raison. Celle-ci doit se présenter à la nature tenant d'une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l'autorité de lois, et de l'autre l'expérimentation, telle qu'elle l'imagine d'après ces mêmes principes. Elle lui demande de l'instruire, non comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en fonctions, qui contraint les témoins à répondre aux questions qu'il leur adresse. La physique est donc redevable de l'heureuse révolution qui s'est opérée dans sa méthode à cette simple idée, qu'elle doit chercher (et non imaginer) dans la nature, conformément aux idées que la raison même y transporte, ce qu'elle doit en apprendre, et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C'est ainsi qu'elle est entrée d'abord dans le sûr chemin de la science, après n'avoir fait pendant tant de siècles que tâtonner.


(45) Descartes - Méditation Troisième Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, - Claudam nunc oculos, aures obturabo, avocabo omnes sensus... - j'effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses; et ainsi m'entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi- même. Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j'ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j'appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu'elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi.


(46) Hegel - Encyclopédie des sciences philosophiques « Par aufheben nous entendons d'abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple "ou bien-ou bien" propre à l'entendement.


(48) La Bible - Cantique de Moïse (Deutéronome 32 - XVe siècle av.JC) - 1 Cieux ! prêtez l'oreille, et je parlerai ; Terre ! écoute les paroles de ma bouche. 2 Que mes instructions se répandent comme la pluie, Que ma parole tombe comme la rosée, Comme des ondées sur la verdure, Comme des gouttes d'eau sur l'herbe ! 3 Car je proclamerai le nom de l'Éternel. Rendez gloire à notre Dieu ! 4 Il est le rocher ; ses oeuvres sont parfaites, Car toutes ses voies sont justes ; C'est un Dieu fidèle et sans iniquité, Il est juste et droit. 5 S'ils se sont corrompus, à lui n'est point la faute ; La honte est à ses enfants, Race fausse et perverse. 6 Est-ce l'Éternel que vous en rendrez responsable, Peuple insensé et dépourvu de sagesse ? N'est-il pas ton père, ton créateur ? N'est-ce pas lui qui t'a formé, et qui t'a affermi ? 7 Rappelle à ton souvenir les anciens jours, Passe en revue les années, génération par génération, Interroge ton père, et il te l'apprendra, Tes vieillards, et ils te le diront. 8 Quand le Très Haut donna un héritage aux nations, Quand il sépara les enfants des hommes, Il fixa les limites des peuples D'après le nombre des enfants d'Israël, 9 Car la portion de l'Éternel, c'est son peuple, Jacob est la part de son héritage. 10 Il l'a trouvé dans une contrée déserte, Dans une solitude aux effroyables hurlements ; Il l'a entouré, il en a pris soin, Il l'a gardé comme la prunelle de son oeil, 11 Pareil à l'aigle qui éveille sa couvée, Voltige sur ses petits, Déploie ses ailes, les prend, Les porte sur ses plumes. 12 L'Éternel seul a conduit son peuple, Et il n'y avait avec lui aucun dieu étranger. 13 Il l'a fait monter sur les hauteurs du pays, Et Israël a mangé les fruits des champs ; Il lui a fait sucer le miel du rocher, L'huile qui sort du rocher le plus dur, 14 La crème des vaches et le lait des brebis, Avec la graisse des agneaux, Des béliers de Basan et des boucs, Avec la fleur du froment ; Et tu as bu le sang du raisin, le vin. 15 Israël est devenu gras, et il a regimbé ; Tu es devenu gras, épais et replet ! -Et il a abandonné Dieu, son créateur, Il a méprisé le rocher de son salut, 16 Ils ont excité sa jalousie par des dieux étrangers, Ils l'ont irrité par des abominations ; 17 Ils ont sacrifié à des idoles qui ne sont pas Dieu, A des dieux qu'ils ne connaissaient point, Nouveaux, venus depuis peu, Et que vos pères n'avaient pas craints. 18 Tu as abandonné le rocher qui t'a fait naître, Et tu as oublié le Dieu qui t'a engendré. 19 L'Éternel l'a vu, et il a été irrité, Indigné contre ses fils et ses filles. 20 Il a dit : Je leur cacherai ma face, Je verrai quelle sera leur fin ; Car c'est une race perverse, Ce sont des enfants infidèles. 21 Ils ont excité ma jalousie par ce qui n'est point Dieu, Ils m'ont irrité par leurs vaines idoles ; Et moi, j'exciterai leur jalousie par ce qui n'est point un peuple, Je les irriterai par une nation insensée. 22 Car le feu de ma colère s'est allumé, Et il brûlera jusqu'au fond du séjour des morts ; Il dévorera la terre et ses produits, Il embrasera les fondements des montagnes. 23 J'accumulerai sur eux les maux, J'épuiserai mes traits contre eux. 24 Ils seront desséchés par la faim, consumés par la fièvre Et par des maladies violentes ; J'enverrai parmi eux la dent des bêtes féroces Et le venin des serpents. 25 Au dehors, on périra par l'épée, Et au dedans, par d'effrayantes calamités : Il en sera du jeune homme comme de la jeune fille, De l'enfant à la mamelle comme du vieillard. 26 Je voudrais dire : Je les emporterai d'un souffle, Je ferai disparaître leur mémoire d'entre les hommes ! 27 Mais je crains les insultes de l'ennemi, Je crains que leurs adversaires ne se méprennent, Et qu'ils ne disent : Notre main a été puissante, Et ce n'est pas l'Éternel qui a fait toutes ces choses. 28 C'est une nation qui a perdu le bon sens, Et il n'y a point en eux d'intelligence. 29 S'ils étaient sages, voici ce qu'ils comprendraient, Et ils penseraient à ce qui leur arrivera. 30 Comment un seul en poursuivrait-il mille, Et deux en mettraient-ils dix mille en fuite, Si leur Rocher ne les avait vendus, Si l'Éternel ne les avait livrés ? 31 Car leur rocher n'est pas comme notre Rocher, Nos ennemis en sont juges. 32 Mais leur vigne est du plant de Sodome Et du terroir de Gomorrhe ; Leurs raisins sont des raisins empoisonnés, Leurs grappes sont amères ; 33 Leur vin, c'est le venin des serpents, C'est le poison cruel des aspics. 34 Cela n'est-il pas caché près de moi, Scellé dans mes trésors ? 35 A moi la vengeance et la rétribution, Quand leur pied chancellera ! Car le jour de leur malheur est proche, Et ce qui les attend ne tardera pas. 36 L'Éternel jugera son peuple ; Mais il aura pitié de ses serviteurs, En voyant que leur force est épuisée, Et qu'il n'y a plus ni esclave ni homme libre. 37 Il dira : Où sont leurs dieux, Le rocher qui leur servait de refuge, 38 Ces dieux qui mangeaient la graisse de leurs victimes, Qui buvaient le vin de leurs libations ? Qu'ils se lèvent, qu'ils vous secourent, Qu'ils vous couvrent de leur protection ! 39 Sachez donc que c'est moi qui suis Dieu, Et qu'il n'y a point de dieu près de moi ; Je fais vivre et je fais mourir, Je blesse et je guéris, Et personne ne délivre de ma main. 40 Car je lève ma main vers le ciel, Et je dis : Je vis éternellement ! 41 Si j'aiguise l'éclair de mon épée Et si ma main saisit la justice, Je me vengerai de mes adversaires Et je punirai ceux qui me haïssent ; 42 Mon épée dévorera leur chair, Et j'enivrerai mes flèches de sang, Du sang des blessés et des captifs, De la tête des chefs de l'ennemi. 43 Nations, chantez les louanges de son peuple ! Car l'Éternel venge le sang de ses serviteurs, Il se venge de ses adversaires, Et il fait l'expiation pour son pays, pour son peuple. 44 Moïse vint et prononça toutes les paroles de ce cantique en présence du peuple ; Josué, fils de Nun, était avec lui.


(49) La Bible - L'enfant prodigue (Evangile de Luc, 15) - Il dit encore : Un homme avait deux fils. 12 Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. 14 Lorsqu'il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. 15 Il alla se mettre au service d'un des habitants du pays, qui l'envoya dans ses champs garder les pourceaux. 16 Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. 17 Étant rentré en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! 18 Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, 19 je ne suis plus digne d'être appelé ton fils ; traite-moi comme l'un de tes mercenaires. 20 Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. 21 Le fils lui dit : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. 22 Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. 23 Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; 24 car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir. 25 Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu'il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. 26 Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c'était. 27 Ce serviteur lui dit : Ton frère est de retour, et, parce qu'il l'a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. 28 Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d'entrer. 29 Mais il répondit à son père : Voici, il y a tant d'années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. 30 Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est pour lui que tu as tué le veau gras ! 31 Mon enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à toi ; 32 mais il fallait bien s'égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu'il est revenu à la vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé.


(51) Marcel Proust - Du côté de chez Swann - J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même, je m’élançai. A la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole, c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller, et, pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était [?50?]devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! »

Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. » — « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… » — « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher »

On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai [?51?]sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.


(52) Alan F. Chalmers - Qu'est-ce que la science? (1976) - En science, l'observation ne précède pas la théorie. On ne peut décrire une observation que dans un langage théorique. Les énoncés d'observation doivent être formulés dans le langage d'une théorie, aussi vague soit-elle. Considérons la phrase du langage commun: «Prenez garde, le vent pousse le landau du bébé vers le bord de la falaise! ». Une grande quantité de théorie de niveau élémentaire est présupposée ici. Il est sous-entendu que le vent est une chose qui existe et qui a la capacité de provoquer le mouvement d'objets se trouvant sur son chemin, tels que des landaus. La situation d'urgence perceptible dans le « prenez garde» indique que l'on s'attend à ce que le landau, dans lequel se trouve un bébé, tombe de la falaise et aille se fracasser sur les rochers en contrebas, une chose qui, suppose-t-on encore, risque d'être nuisible au bébé. De même, quand une personne matinale qui éprouve un besoin urgent de café constate amèrement: «le gaz ne veut pas s'allumer », elle suppose qu'il existe dans l'univers des substances qui peuvent être regroupées sous la dénomination «gaz», et que, parmi elles, il y en a qui brûlent. On notera ici que l'on n'a pas toujours disposé du concept de «gaz». Il n'existe que depuis le milieu du XVII siècle, lorsque Joseph Black' obtint pour la première fois du dioxyde de carbone. Auparavant, on considérait tous les «gaz» comme des échantillons d'air plus ou moins pur. Si nous en venons maintenant au même genre d'énoncés dans la science, les présupposés théoriques sont à la fois moins triviaux et plus évidemment présents. Ainsi le fait que l'énoncé: «Le faisceau d'électrons est repoussé par le pôle magnétique de l'aimant», ou le discours d'un psychiatre parlant des symptômes de repli d'un patient, présupposent une théorie considérable, ne devrait pas nécessiter de grands développements. Ainsi, les énoncés d'observation seront toujours formulés dans le langage d'une théorie et seront aussi précis que le cadre théorique ou conceptuel qu'ils utilisent. Le concept de «force» utilisé en physique est précis parce qu'il acquiert sa signification de par le rôle qu'il joue dans une théorie précise, relativement autonome, la mécanique newtonienne. L'utilisation du même mot dans la langue de tous les jours (la force des circonstances, les vents de force 8, la force d'une argumentation, etc.) est imprécise seulement parce que les théories correspondantes sont fort variées et imprécises. Des théories précises, clairement formulées, sont une condition préalable pour que des énoncés d'observation soient précis. En ce sens, la théorie précède l'observation. Ce qui vient d'être dit sur la priorité de la théorie sur l'observation s'oppose à la thèse inductiviste selon laquelle c'est l'observation qui donne leur signification à de nombreux concepts de base


(53) Bachelard (1884-1962) - La formation de l'esprit scientifique (1938) La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien nè va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit.


(53bis) A.Barberousse - L'Expérience (Flammarion 1999) -


La démonstration


(54) Platon - La République VI (et Cf. Ici ) Examine à présent comment il faut diviser le monde intelligible. - Comment? - De telle sorte que pour atteindre l'une de ses parties l'âme soit obligée de se servir, comme d'autant d'images, des originaux du monde visible (444), procédant, à partir d'hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion; tandis que pour atteindre l'autre - qui aboutit à un principe anhypothétique (445) - elle devra, partant d'une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des seules idées prises en elles-mêmes. Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis. 510c Eh bien! reprenons-le; tu le comprendras sans doute plus aisément après avoir entendu ce que je vais dire. Tu sais, j'imagine, que ceux qui s'appliquent à la géométrie, à l'arithmétique ou aux sciences de ce genre, supposent le pair et l'impair, les figures, trois sortes d'angles et d'autres choses de la même famille, pour chaque recherche différente; qu'ayant supposé ces choses comme s'ils les connaissaien (446), ils ne daignent en donner raison ni à eux-mêmes ni aux autres, estimant qu'elles sont claires pour tous; qu'enfin, partant de là, ils 510d déduisent ce qui s'ensuit et finissent par atteindre, de manière conséquente, l'objet que visait leur enquête. Je sais parfaitement cela, dit-il. Tu sais donc qu'ils se servent de figures visibles (447) et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu'elles reproduisent; leurs raisonnements portent sur le carré en soi (448) et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu'ils tracent, et ainsi du reste; des choses qu'ils modèlent ou dessinent, et qui 510e ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme d'autant d'images pour chercher à voir ces choses en soi qu'on ne voit autrement que par la pensée (449). 511 C'est vrai. Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypo­thèses : qu'elle ne procède pas alors vers un principe - puisqu'elle ne peut remonter au delà de ses hypothèses - mais emploie comme autant d'images les originaux du monde visible, qui ont leurs copies dans la section inférieure, et qui, par rapport à ces copies, sont regardés et estimés comme clairs et distincts (450). Je comprends que ce que tu dis s'applique à la géométrie 511b et aux arts de la même famille. Comprends maintenant que j'entends par deuxième division du monde intelligible celle que la raison même atteint par la puissance de la dialectique, en faisant des hypothèses qu'elle ne regarde pas comme des principes, mais réellement comme des hypothèses, c'est-à-dire des points de départ et des tremplins pour s'élever jusqu'au principe universel qui ne suppose plus de condition; une fois ce principe saisi, elle s'attache à toutes les conséquences qui en dépendent, et descend ainsi jusqu'à la conclusion sans avoir recours à aucune donnée sensible, mais aux seules idées, par quoi elle procède, et à quoi 511c elle aboutit (451). Je te comprends un peu, mais point suffisamment - car il me semble que tu traites un sujet fort difficile; tu veux distinguer sans doute, comme plus claire, la connaissance de l'être et de l'intelligible que l'on acquiert par la science dialectique de celle qu'on acquiert par ce que nous appelons les arts (452), auxquels des hypothèses servent de principes; il est vrai que ceux qui s'appliquent aux arts sont obligés de faire usage du raisonnement et non des sens : pourtant, comme dans leurs enquêtes 511d ils ne remontent pas vers un principe, mais partent d'hypothèses, tu ne crois pas qu'ils aient l'intelligence des objets étudiés, encore qu'ils l'eussent avec un principe; or tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l'opinion et l'intelligence. Tu m'as très suffisamment compris, dis-je. Applique maintenant à ces quatre divisions les quatre opérations 511e de l'âme : l'intelligence à la plus haute, la connaissance discursive à la seconde, à la troisième la foi, à la dernière l'imagination (453); et range-les en ordre en leur attribuant plus ou moins d'évidence, selon que leurs objets participent plus ou moins à la vérité (454). - Je comprends, dit-il; je suis d'accord avec toi et j'adopte l'ordre que tu proposes.

(55) Aristote Analytiques postérieurs - [I] (a) Toute connaissance rationnelle, soit enseignée soit acquise, dérive toujours de notions antérieures. L'observation démontre que ceci est vrai de toutes les sciences; car c'est le procédé des sciences mathématiques, et de tous les autres arts sans exception.

(b) C'est encore le procédé de tous les raisonnements de la dialectique, aussi bien de ceux qui sont formés par syllogisme que de ceux qui sont formés par induction. Les uns et les autres, en effet, tirent toujours l'instruction qu'ils donnent de notions antérieures; les premiers, en supposant ces notions comprises et accordées; les autres, en démontrant l'universel par l'évidence même du particulier. C'est également par cette méthode que les raisonnements de rhétorique produisent la persuasion; car ils y arrivent, soit par des exemples, ce qui n'est que l'induction; soit par des enthymèmes, ce qui n'est que le syllogisme.[...]

(c) Du reste on peut connaître les choses, tantôt en en connaissant d'autres antérieurement à celles-là, tantôt en les apprenant simultanément avec d'autres, comme par exemple on sait tous les cas particuliers compris sous l'universel dont on possède la notion. Ainsi, l'on sait préalablement que la somme des angles de tout triangle est égale à deux droits, et l'on sait, que cette figure comprise dans une circonférence est un triangle, à l'instant même qu'on la voit.

(d) En outre, celui qui doit acquérir la science tirée de la démonstration, doit, non seulement plus connaître les principes, et les croire plus que le démontré, 73 mais encore, il n'y a rien de plus croyable ni de plus notoire pour lui, que les opposés de ces principes, d'où l'on tirerait le syllogisme de l'erreur contraire à la démonstration, attendu que celui qui sait réellement ne peut faillir.[...]

(e)Nous pensons savoir les choses d'une manière absolue et non point d'une manière sophistique, purement accidentelle, quand nous pensons savoir que la cause par laquelle la chose existe, est bien la cause de cette chose, et que par suite nous pensons que la chose ne saurait être autrement que nous la savons.

(f)Ce qui prouve bien que savoir est à peu près cela, c'est qu'entre ceux qui ne savent pas et ceux qui savent, il n'y a que cette différence, que les premiers pensent être et que ceux qui savent sont réellement dans ce cas, § 3, que la chose dont ils ont la connaissance absolue ne peut point du tout être autrement qu'ils la savent.

(g)Qu'il y ait encore une autre manière de savoir, c'est ce que nous dirons plus tard; mais ici, nous disons qu'on peut savoir aussi par démonstration. - Or j'appelle démonstration le syllogisme qui produit la science; et j'entends par syllogisme qui produit la science, celui qui par cela seul que nous le possédons, nous fait savoir quelque chose.

(h)Si donc savoir est bien ce que nous avons dit, il s'ensuit nécessairement que la science démonstrative procède de principes vrais, de principes primitifs, de principes immédiats, plus notoires que la conclusion dont ils sont cause et qu'ils précèdent. C'est à ces conditions, en effet, qu'ils seront aussi les principes propres du démontré.

[II] (a) De ce qu'il faut savoir les principes primitifs, quelques-uns en concluent qu'il n'y a pas de science possible; et d'autres, tout en admettant la possibilité de la science, croient cependant que tout peut se démontrer; deux opinions qui ne sont ni vraies ni nécessaires.

(b) Quand on admet que la science est impossible, c'est qu'on croit qu'il y a progrès à l'infini; et l'on dit alors avec raison qu'on ne peut pas savoir des choses postérieures par des antérieures qui n'en sont pas les primitifs; et en effet il est bien impossible de parcourir l'infini. Mais, ajoute-t-on, si l'on s'arrête et qu'il y ait des principes, ces principes mêmes sont inconnus, puisqu'il n'y a pas de démonstration pour eux, et que la démonstration est, à ce qu'on suppose, le seul moyen de connaître. Que, s'il est interdit de connaître les primitifs, ajoute-t-on encore, il n'est pas davantage possible de connaître absolument et proprement ce qui en dérive, et l'on ne peut le connaître qu'en posant hypothétiquement l'existence des primitifs.- D'autre part, on admet bien la possibilité du savoir; car on dit que c'est par la démonstration seule qu'on sait, mais on prétend aussi qu'il n'y a aucun obstacle à ce que tout se démontre, attendu que la démonstration peut être circulaire; et que les choses se prouvent les unes par les autres.

(c) Pour nous, nous soutenons, d'abord, que toute science n'est pas de démonstration, et que les propositions immédiates sont connues sans démonstration. Et que cela soit de toute nécessité, c'est ce qu'on voit sans peine; car s'il est nécessaire de savoir les choses antérieures et celles dont se forme la démonstration, et que de plus on puisse trouver un point d'arrêt dans les propositions immédiates, il s'ensuit, bien certainement, que celles-là sont indémontrables. Nous soutenons donc qu'il en est ainsi, et que non seulement la science existe, mais qu'il y a pour la science un principe, en tant que nous connaissons les termes même dont la science se sert.

(56) Descartes - Regulae ad directionem ingenii - - Règle septième. – Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante. - L’observation de la règle ici proposée est nécessaire pour qu’on puisse placer au nombre des choses certaines ces vérités qui, comme nous l’avons dit plus haut, ne dérivent pas immédiatement de principes évidents par eux-mêmes. On y arrive en effet par une si longue suite de conséquences, qu’il n’est pas facile de se rappeler tout le chemin qu’on a fait. Aussi disons-nous qu’il faut suppléer à la faculté de la mémoire par un exercice continuel de la pensée. Si, par exemple, après diverses opérations, je trouve quel est le rapport entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, enfin entre D et E, je ne vois pas pour cela le rapport des grandeurs A et E, et je ne puis le conclure avec précision des rapports connus, si ma mémoire ne me les représente tous. Aussi j’en parcourrai la suite de manière que l’imagination à la fois en voie une et passe à une autre, jusqu’à ce que je puisse aller de la première à la dernière avec une telle rapidité que, presque sans le secours de la mémoire, je saisisse l’ensemble d’un coup d’œil. Cette méthode, tout en soulageant la mémoire, corrige la lenteur de l’esprit et lui donne de l’étendue.


(57) Kant - Critique de la Raison Pure (1787) - Les mathématiques, dès les temps les plus reculés où puisse remonter l'histoire de la raison humaine, ont suivi, chez cet admirable peuple grec, la route sûre de la science. Mais il ne faut pas croire qu'il ait été aussi facile aux mathématiques qu'à la logique, où la raison n'a af faire qu'à elle-même, de trouver cette route royale, ou pour mieux dire, de se la frayer. Je crois plutôt qu'elle est restée longtemps à tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l'effet d'une révolution due à un seul homme, qui conçut l'heureuse idée d'un essai après lequel il n'y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies. L’histoire de cette révolution intellectuelle, beaucoup plus importante cependant que la découverte de la route par le fameux cap, l'histoire aussi de l'homme qui eut le bonheur de l'accomplir n'est pas parvenue jusqu'à nous. Cependant la tradition que nous transmet Diogène Laërce, en nommant le prétendu inventeur de ces éléments les plus simples des démonstrations géométriques qui, suivant l'opinion commune, n'ont besoin d'aucune preuve, cette tradition prouve que le souvenir du changement opéré par le premier pas fait dans cette route nouvellement découverte, a dû paraître extrêmement important aux mathématiciens, et a été sauvé par cela de l'oubli. Le premier qui démontra le triangle isocèle[3] (qu'il s'appelât Thalès ou de tout autre nom) fut frappé d'une grande lumière ; car il trouva qu'il ne devait pas s'attacher à ce qu'il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu'il en avait, mais qu'il n'avait qu'à dégager ce que lui-même y faisait entrer par au moyen de ce qu'il pensait à ce sujet et se représentait a priori[4] par concepts, et que, pour connaître avec certitude une chose a priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu'il y avait mis lui-même, en conséquence de son concept.


(58) Galilée - Dialogue des Grands Systèmes SALVIATI : Votre objection est très pénétrante. Pour y répondre, recourrons à une distinction philosophique, et disons que comprendre se prend en deux sens, intensive ou bien extensive; EXTENSIVE, c'est-à-dire par rapport à la multitude des choses intelligibles — il y en a une infinité — l'entendement humain est comme rien, quand bien même il comprendrait mille propositions, puisque mille, par rapport à l'infini, est comme zéro. Mais si on entend comprendre INTENSIVE , pour autant que ce terme implique intensité, c'est-à-dire perfection, dans la compréhension d'une proposition, je dis que l'INTELLECT HUMAIN en comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c'est le cas des sciences mathématiques pures, c'est-à-dire de la géométrie et de l'arithmétique : en ces sciences l'INTELLECT DIVIN peut bien connaître infiniment plus de propositions que l'intellect humain, puisqu'il les connaît toutes , mais à mon sens la connaissance qu'a l'intellect humain du petit nombre de celles qu'il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu'elle arrive à en comprendre la nécessité et qu'au-dessus de cela il n'y a rien de plus assuré. SIMPLICIO : Voilà qui est parler avec audace et hardiesse. SALVIATI : Ce sont là propositions communes, sans ombre de témérité ni de hardiesse; elles n'enlèvent rien à la majesté de la sagesse divine , pas plus qu'en déclarant Dieu incapable de faire que ce qui est fait n'ait pas été fait, on ne diminue Sa toute-puissance. Mais je vous soupçonne, signor Simplicio, de tirer ombrage de mes paroles parce que vous y avez vu quelque équivoque. Pour mieux m'expliquer, je dirai que la vérité que nous font connaître les démonstrations mathématiques est celle-là même que connaît la sagesse divine ; je veux bien vous concéder que la façon dont Dieu connaît l'infinité des propositions, alors que nous n'en connaissons qu'un petit nombre, est éminemment plus excellente que la nôtre : NOTRE FACON procède par raisonnements [discorsi] et passages de conclusion en conclusion, alors que sa façon est l'intuition simple ; par exemple, pour obtenir la science des propriétés du cercle (et il y en a une infinité), nous commençons par l'une des plus simples, la prenons pour définition, puis, par raisonnement [discorso], passons à une seconde, à une troisième ensuite, à une quatrième encore, etc. ;

L'INTELLCT DIVIN , par la simple appréhension de l'essence du cercle, sans raisonnement qui suppose du temps, comprend l'infinité entière de ces propriétés ; elles sont en effet virtuellement comprises dans les définitions de toutes les choses et finalement, tout en étant en nombre infini, peut-être ne font-elles qu'un dans leur essence et dans l'esprit divin.

Cela n'est pas non plus totalement inconnu à l'intellect humain, mais une brume profonde et dense le lui dissimule ; cette brume se réduit et s'éclaircit partiellement quand nous nous sommes rendus maîtres de quelques conclusions, solidement démontrées et possédées, dont nous disposons si aisément que nous pouvons passer rapidement de l'une à l'autre ; car enfin, dans un triangle, l'égalité du carré opposé à l'angle droit avec les carrés des deux autres côtés, qu'est-ce sinon l'égalité de parallélogrammes ayant des bases communes et tracés entre des parallèles ? Et n'est-ce pas finalement la même chose que l'égalité de deux surfaces qui, appliquées l'une sur l'autre, restent dans les mêmes limites sans se dépasser ? Or ces passages que notre intellect fait dans le temps, en avançant, pas à pas, l'intellect divin, à la façon de la lumière, les parcourt en un instant, ce qui revient à dire qu'il les a toujours tous présents. [cf.Poincaré et Piaget].

J'en conclus que l'entendement divin dépasse infiniment le nôtre par sa façon de comprendre et par la multitude des choses qu'il comprend ; mais je n'abaisse pas le nôtre jusqu'à le tenir pour rien du tout ; et même, quand je considère les nombreuses et merveilleuses choses que les hommes ont comprises, cherchées et réalisées, je con¬nais alors et comprends très clairement que l'esprit humain est l'œuvre de Dieu, l'une de ses plus excellentes.


L'interprétation


(59) Cf. T12A


(60) Platon République III « DU LOGOS A LA LEXIS – C'est assez parler du discours en lui-même; passons à ce qui regarde la diction, et nous aurons traité d'une manière complète du fond et de la forme qu'il convient de donner au discours. Je ne t'entends pas. [392d] Il faut pourtant m'entendre. Tu y parviendras peut-être mieux d'une autre manière. Tout ce qu'on lit dans les poètes et les faiseurs de fables n'est-ce pas un récit d'événements passés ou présents ou à venir? Sans doute. Et le récit est simple ou imitatif ou l'un et l'autre à la fois (36). Je te prie de m'expliquer encore ceci plus clairement. Je suis, à ce qu'il paraît, un plaisant maître, et je ne saurais me faire entendre. Je vais, comme 139 ceux qui n'ont pas le talent de s'expliquer, tâcher de te faire saisir ma pensée, non plus sous des formes générales, [392e] mais par des exemples de détails.
LE RECIT SANS IMITATION – Réponds-moi : tu sais qu'au commencement de l'Iliade, Homère raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille, et que celui-ci ayant refusé avec emportement, Chrysès supplia Apollon de le venger de ce refus sur l'armée grecque. – Je sais cela. Tu sais encore que jusqu'à ces vers: « ....Il implorait tous les Grecs, Et surtout les deux Atrides, chefs des peuples » Le poète parle en son nom, et ne cherche point à détourner la pensée sur un autre que lui, comme s'il ne parlait pas lui-même. Mais après ces vers, il parle comme s'il était devenu Chrysès, et il s'efforce de [393b] nous faire croire que celui qui parle n'est plus Homère, mais le vieillard, prêtre d'Apollon. La plupart des récits de l'Iliade et de l'Odyssée sont de ce genre. Il est vrai. N'y a-t-il pas toujours récit, soit que le poète parle lui-même, soit qu'il fasse parler les autres? Sans doute. [393c] Mais lorsqu'il parle sous le nom d'un autre, ne disons-nous pas qu'il s'efforce de ressembler par le langage à celui qu'il fait parler? - Oui. - Or, ressembler à un autre par le langage ou les gestes, n'est-ce pas l'imiter ? - Oui. Ainsi, en ces occasions, les récits, tant ceux d'Homère que des autres poètes, sont des récits imitatifs. Fort bien. Au contraire, si le poète ne se cachait jamais, tout son poème ne serait qu'un récit simple, [393d] sans imitation. Mais pour t'empêcher de dire que tu ne comprends pas comment cela peut se faire, je vais te donner un exemple. Si Homère, après avoir dit que Chrysès vint avec la rançon de sa fille et supplia les Grecs, surtout les deux rois, n'eût point parlé comme s'il était devenu Chrysès lui-même, tu sais qu'alors le récit aurait été simple, au lieu d'être imitatif. Voici quelle forme il aurait prise. Je me servirai de la prose, car je ne suis pas poète : « Le prêtre, [393e] étant venu, pria les dieux de permettre que les Grecs, vainqueurs de Troie, terminassent heureusement leur expédition. Puis, il demanda que, par respect pour le dieu, on délivrât sa fille et acceptât sa rançon. Tous les Grecs respectaient ce vieillard et accueillaient sa demande. Mais Agamemnon s'emporta ; il lui ordonna de se retirer et de ne plus reparaître en sa présence, de peur que le sceptre et les bandelettes du dieu ne lui fussent désormais d'aucun secours ; et il ajouta que sa fille ne serait délivrée que lorsqu'elle aurait vieilli avec lui dans Argos; qu'il eût à s'en aller et à ne pas l'irriter, [394a] s'il voulait retourner chez lui sans malheur. Le vieillard se retira tremblant et sans rien dire. Dès qu'il fut éloigné du camp, il adressa une prière à Apollon, l'invoqua sous ses divers noms, et lui rappelant ce qu'il avait fait pour lui plaire, les temples qu'il avait bâtis en son honneur et les victimes choisies qu'il avait immolées, il lui demanda pour récompense de faire expier aux Grecs, sous ses flèches, les pleurs qu'il répandait. » Voilà, mon cher, [394b] ce que j'appelle un récit simple, sans imitation.- Je comprends.
LE RECIT AVEC IMITATION : LA TRAGEDIE ET LA COMEDIE - Comprends donc qu'il est une espèce de récit opposé à celui-là : c'est lorsque le poète supprimant tout ce qu'il entremêle en son nom aux discours de ceux qu'il fait parler, ne laisse que le dialogue. Je comprends encore : c'est la forme qui est propre à la tragédie. Justement. Je crois à présent t'avoir fait comprendre ce que tu ne pouvais d'abord saisir, savoir, que dans la poésie et dans toute composition, [394c] il y a des récits de trois espèces. Le premier est tout-à-fait imitatif, et, comme tu viens de dire, il appartient à la tragédie et à la comédie. Le second se fait au nom du poète : tu le trouveras employé particulièrement dans les dithyrambes. Le troisième est un mélange de l'un et de l'autre : on s'en sert dans l'épopée et dans d'autres espèces de poèmes. Tu m'entends. Oui, j'entends maintenant ce que tu voulais dire. Rappelle-toi encore qu'antérieurement à ceci nous disions qu'après avoir réglé ce qui concerne le fond du discours, il nous restait à en examiner la forme. Je me le rappelle. [394d] Je voulais te dire qu'il nous fallait discuter ensemble si nous permettrions aux poètes le récit purement imitatif, ou le récit tantôt simple et tantôt imitatif; quelles seraient les règles à observer dans ces deux espèces de récits, ou enfin si toute imitation serait interdite aux poètes. Je pénètre ta pensée : tu veux examiner si la tragédie et la comédie seront admises ou non dans notre État. Cela peut être, et quelque chose de plus; car je n'en sais rien pour le moment. Mais il nous faut aller où nous conduira le souffle de la raison. - C'est bien dit.
L’IMITATION PROFESSIONNELLE COME DISPERSION DES COMPETENCES – Examine maintenant, mon cher Adimante, si les gardiens de l'État doivent devenir ou non habiles dans l'imitation ; ou si cette question n'est pas déjà résolue par ce que nous avons dit précédemment, que chacun ne peut bien faire qu'une seule chose, et qu'en faire plusieurs à la fois, c'est le moyen de les manquer toutes et de ne se montrer supérieur dans aucune. Sans doute. N'en est-il pas de même par rapport à l'imitation ? Le même homme imitera-t-il moins bien plusieurs choses qu'une seule? - Oui. [395a] Encore moins pourra-t-il à la fois remplir des fonctions importantes, et imiter plusieurs choses et exceller dans l'imitation. Cela est d'autant moins probable que même, dans deux genres qui paraissent tenir beaucoup l'un de l'autre, comme la tragédie et la comédie, il est difficile à un même homme de réussir également. N'appelais-tu pas tout à l'heure la tragédie et la comédie des imitations? Oui, et tu as raison d'ajouter qu'on ne peut exceller à la fois dans ces deux genres. On ne peut pas même être à la fois rapsode et acteur. - Non. Mais il faut même pour la tragédie et la comédie des acteurs différents, [395b] et pourtant tout cela est de l'imitation. N'est-ce pas? Oui. Les facultés humaines, Adimante, me semblent encore plus bornées dans leurs diverses applications, de sorte qu'il est impossible à l'homme de bien imiter plusieurs choses, ou de faire sérieusement les choses qu'il reproduit par limitation. Rien n'est plus vrai. Si nous persistons à dire que les guerriers doivent, abandonnant tous les autres arts, se livrer tout entiers et sans réserve [395c] à celui qui défend la liberté de l'État et négliger tout ce qui ne s'y rapporte pas, il ne faut pas qu'ils fassent autre chose ni sérieusement ni par imitation ; ou s'ils imitent quelque chose, il faut que ce soit les qualités qu'il leur convient de posséder dès l'enfance, le courage, la tempérance, la sainteté, la grandeur d'ame et les autres vertus, mais jamais rien de bas et de honteux, de peur qu'ils ne prennent, dans cette imitation, [365d] quelque chose de la réalité. N'as-tu pas remarqué que l'imitation, lorsqu'on en contracte l'habitude dès la jeunesse, se change en une seconde nature et modifie en nous la langue, l'extérieur, le ton et le caractère? - Rien n'est encore plus vrai.
LE POIDS ONTOLOGIQUE DE L’ IMITATION / INTERPRETATION - Nous ne souffrirons pas que ceux dont nous prétendons être les instituteurs, et à qui nous faisons un devoir de la vertu, aillent, tout hommes qu'ils sont, imiter une femme, jeune ou vieille, querellant son mari, ou dans son orgueil s'égalant aux dieux, enivrée [395e] de son bonheur, ou abandonnant dans le malheur aux plaintes et aux lamentations. Encore moins leur permettrons-nous de l'imiter malade, amoureuse ou dans les douleurs de l'enfantement. Non, certes. Ni de s'abaisser à des rôles d'esclave.- Non. Ni sans doute à ceux d'hommes méchants et lâches qui agissent tout au contraire de ce que nous demandons, qui se querellent, s'insultent et tiennent des propos obscènes, soit dans l'ivresse [396a] ou de sang-froid; ni enfin d'imiter rien de ce que font et disent de pareils gens contre eux-mêmes et contre les autres. Je ne crois pas non plus qu'ils doivent s'accoutumer à imiter le langage et la conduite des fous. Il faut connaître les fous et les méchants, hommes et femmes; il ne faut ni faire ni imiter ce qu'ils font. - Tu as raison. Doivent-ils imiter encore les forgerons et les autres ouvriers, [396b] les rameurs, les patrons de galère et tous les gens de cette classe? Comment le devraient-ils, puisqu'il ne leur sera pas même permis de s'occuper de ces métiers? Ou bien imiteront-ils le hennissement des chevaux, le mugissement des taureaux, le bruit des fleuves, de la mer, du tonnerre et les autres choses semblables ? - Non, puisque la folie leur est défendue, ainsi que l'imitation de ses actes. Si donc je te comprends bien, il est une manière de s'exprimer et de raconter qu'adoptera l'homme bien [396c] né lorsqu'il aura quelque chose à raconter; et il en est une autre à laquelle il faudra bien que s'en tienne celui qui n'a reçu ni la même nature ni la même éducation. Quelles sont ces deux manières de raconter? Je crois qu'un honnête homme, lorsqu'il est amené dans un récit à rendre compte de ce qu'a fait ou dit un homme semblable à lui, le représente volontiers dans sa personne et ne rougit pas de cette imitation; mais c'est surtout lorsque celui qu'il imite [396d] montre de la fermeté et de la sagesse, et non lorsqu'il est abattu par la maladie, vaincu par l'amour, dans l'ivresse ou dans quelque situation déplorable. -t-il au contraire à représenter un homme au dessous de lui par les sentiments, jamais il ne s'abaisse à l'imiter sérieusement, ou c'est en passant, lorsque cet homme aura fait quelque chose de bien; et encore il en rougit, parce qu'il n'est pas accoutumé à imiter cette sorte de gens, et qu'il souffre de se mouler pour ainsi dire [396e] sur des hommes qui valent moins que lui, et de prendre les mêmes formes ; si cette imitation n'était un pur badinage, il la repousserait avec mépris. Cela est vraisemblable. Son récit sera donc tel que nous l'avons trouvé dans Homère, en partie simple, en partie imitatif, de manière cependant que l'imitation ne paraisse qu'à de longs intervalles, Ai-je raison ? Oui; c'est ainsi que doit parler un homme de ce caractère. [397a] Pour l'autre, plus il sera vicieux, plus il sera porté à tout imiter. Il ne croira rien au dessous de lui. Ainsi tout ce que nous avons énuméré tout à l'heure deviendra pour lui l'objet d'une imitation sérieuse et publique, et le bruit du tonnerre, des vents, de la grêle, des essieux, des roues, et le son des trompettes, des flûtes, des chalumeaux, des divers instruments, et l'aboiement des chiens, le bêlement des brebis, le chant des oiseaux ; [397b] et son discours ne sera presque tout entier qu'une imitation par la voix et par les gestes, où il entrera à peine quelque chose du récit simple.- Cela doit être. Tels sont les deux genres de récits dont je voulais parler »


(61) Aristote De l'interprétation (I) - LE PREMIER POSTULAT DE L'HERMENEUTIQUE (1) - De même qu'il y a dans l'âme, tantôt des pensées qui peuvent n'être ni vraies ni fausses, et tantôt des pensées qui nécessairement doivent être l'un ou l'autre, de même aussi dans la parole; car l'erreur et la vérité ne consistent que dans la combinaison et la division des mots. Les noms eux-mêmes et les verbes ressemblent donc à la pensée sans combinaison ni division, par exemple : homme, blanc, sans rien ajouter à ces mots. Ici en effet rien n'est encore ni vrai ni faux: et en voici bien la preuve: un cerf-bouc, par exemple, signifie certainement quelque chose; mais ce n'est encore ni vrai ni faux, si l'on n'ajoute pas que cet animal existe ou qu'il n'existe pas, soit d'une manière absolue, soit dans un temps déterminé. [III] Lorsqu'ils sont prononcés par eux mêmes, les verbes sont des noms, et signifient une chose déterminée. En effet le locuteur arrête sa pensée et l'auditeur se calme - mais ils ne signifient pas encore si cette chose est vraie ou non


(62) Wittgenstein - Tractatus et Carnets - LE PREMIER POSTULAT DE L'HERMENEUTIQUE (2) - Ce qui correspond dans la réalité à une proposition dépend de sa vérité ou de sa fausseté. Mais nous devons être en mesure de comprendre une proposition sans savoir si elle est vraie ou fausse. Ce que nous savons quand nous comprenons une proposition, c’est ce qui a lieu si elle est vraie et ce qui a lieu si elle est fausse. Mais nous ne savons pas nécessairement si elle est effectivement vraie ou fausse. Toute proposition est essentiellement vraie-fausse. Une proposition a donc deux pôles (correspondant au cas de sa vérité et au cas de sa fausseté). C’est ce que nous appelions le sens d’une proposition. […] La caractéristique principale de ma théorie est que p a la même signification que non-p. [3.5.1915] On ne peut dire que ni les tautologies, ni les contradictions ne disent êienI= au sens où elles seraient comme deux points zéro de l'échelle des propositions. Car elles sont, à tout le moins, des pôles opposés. [Wittgenstein 1913 :171 ; 1914 : 95]

DU SENS A LA VERITE - 4.06 Si l'on ne considère pas que le sens de la proposition est indépendant des faits, on peut facilement croire que le vrai et le faux sont, au même titre, des relations des signes au dénoté. On pourrait dire alors, par exemple, que « p » dénote selon la vérité, ce que «~p » dénote selon la fausseté, etc. 4.062 - Ne peut-on se faire comprendre au moyen de propositions fausses, comme on l'a fait jusqu'à présent avec des vraies? Pourvu que l'on sache seulement qu'elles sont entendues comme fausses. Non ! car une proposition est vraie si les états de choses sont tels que nous le disons par son moyen ; et si par « p » nous voulons dire ~p, et qu'il en soit ainsi que nous le disons, « p » est alors, dans la nouvelle conception, une proposi¬tion vraie et non une fausse. 4.0621 - Mais que les signes «p» et «~p» puissent dire la même chose est important. Car cela montre que, dans la réalité, rien ne correspond au signe «~». Que dans une proposition la négation apparaisse ne caracté¬rise encore pas son sens (~ ~p * p). Les propositions « p » et « ~p » ont un sens opposé, mais il leur correspond une seule et même réalité.


(63) George Boole -

(64) Platon - Téétète - SOCRATE LE SAGE-HOMME ACCOUCHEUR D’AMES – « SOCRATE. - N'as-tu pas aussi entendu dire qu'elles sont de très habiles négociatrices en affaire de mariage, parce qu'elles savent parfaitement distinguer quel homme et quelle femme il convient d'unir ensemble pour avoir les enfants les plus accomplis ? THÉÉTÈTE. - Non, je ne le savais pas encore. SOCRATE. - Eh bien ! sois persuadé qu'elles sont plus fières de ce talent que même de leur adresse à couper [149e] le nombril. En effet, penses-y bien. Crois-tu que ce soit le même art, ou deux arts différents, de savoir cultiver et recueillir les fruits de la terre, ou de bien s'entendre à distinguer quel terrain convient à telle plante ou à telle semence ? THÉÉTÈTE. - C'est le même art. SOCRATE. - Et par rapport à la femme, crois-tu qu'il y ait là deux arts différents? THÉÉTÈTE. Cela n'est pas probable. [150a] SOCRATE. Non. Mais à cause des unions illégitimes et 58 mal assorties dont se chargent des entremetteurs corrompus, les sages-femmes, par respect pour elles-mêmes, ne veulent point se mêler des mariages, dans la crainte qu'on ne les soupçonne aussi de faire un métier déshonnête. Car, du reste, il n'appartient qu'aux sages-femmes véritables de bien assortir les unions conjugales. THÉÉTÈTE. Il est vrai. SOCRATE. C'est donc là l'office des sages-femmes. Ma tâche est plus importante. En effet, il n'arrive point [150b] aux femmes d'enfanter tantôt des êtres véritables, tantôt de simples apparences ; distinction qui serait fort difficile à faire. Car, s'il en était ainsi, le triomphe de l'art pour une sage-femme serait alors, n'est-il pas vrai, de savoir distinguer ce qui est vrai en ce genre d'avec ce qui ne l'est pas ? THÉÉTÈTE. Je le pense aussi. SOCRATE. Eh bien, le métier que je pratique est en tous points le même, à cela près que j'aide à la délivrance des hommes, et non pas des femmes, et que je soigne, non les corps, mais les âmes en 59 mal d'enfant. Mais ce qu'il y a de plus admirable dans mon art, [150c] c'est qu'il peut discerner si l'âme d'un jeune homme va produire un être chimérique, ou porter un fruit véritable. J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-même je n'enfante rien, en fait de sagesse ; et quant au reproche que m'ont fait bien des gens, que je suis toujours disposé à interroger les autres, et que jamais moi-même je ne réponds à rien, parce que je ne sais jamais rien de bon à répondre, ce reproche n'est pas sans fondement. La raison en est que le dieu me fait une loi d'aider les autres à produire, et m'empêche de rien produire moi-même. De là vient que je ne puis [150d] compter pour un sage, et que je n'ai rien à montrer qui soit une production de mon âme ; au lieu que ceux qui m'approchent, fort ignorants d'abord pour la plupart, font, si le dieu les assiste, à mesure qu'ils me fréquentent, des progrès merveilleux qui les étonnent ainsi que les autres. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'ont jamais rien appris de moi; mais ils trouvent d'eux-mêmes et en eux-mêmes toutes sortes de belles choses dont ils se mettent en possession ; et le dieu et moi, nous n'avons fait auprès d'eux qu'un service de sage-femme. [150e] La preuve de tout ceci est que plusieurs qui ignoraient ce mystère et s'attribuaient à eux- 60 mêmes leur avancement, m'ayant quitté plus tôt qu'il ne fallait, soit par mépris pour ma personne, soit à l'instigation d'autrui, ont depuis avorté dans toutes leurs productions, à cause des mauvaises liaisons qu'ils ont contractées, et gâté par une éducation vicieuse ce que mon art leur avait fait produire de bon. Ils ont fait plus de cas des apparences et des chimères que de la vérité, et ils ont fini par paraître ignorants à leurs propres yeux et aux yeux d'autrui. [151a] De ce nombre est Aristide, fils de Lysimaque (10), et beaucoup d'autres. Lorsqu'ils viennent de nouveau pour renouer commerce avec moi, et qu'ils font tout au monde pour l'obtenir, la voix intérieure qui ne m'abandonne jamais me défend de converser avec quelques-uns, et me le permet à l'égard de quelques autres, et ceux-ci profitent comme la première fois. Et pour ceux qui s'attachent à moi, il leur arrive la même chose qu'aux femmes en travail : jour et nuit ils éprouvent des embarras et des douleurs d'enfantement plus vives que celles des femmes. Ce sont ces douleurs [151b] que je puis réveiller ou apaiser quand il me plaît, en vertu de mon art. Voilà pour les uns. Quelquefois aussi, Théétète, j'en vois dont l'esprit ne me paraît pas en- 61 core fécondé, et connaissant qu'ils n'ont aucun besoin de moi, je m'occupe avec bienveillance à leur procurer un établissement; et je puis dire, grâce à Dieu, que je conjecture assez heureusement auprès de qui je dois les placer pour leur avantage. J'en ai ainsi donné plusieurs à Prodicus, et à d'autres sages et divins personnages. La raison pour laquelle je me suis étendu sur ce point, mon cher ami, est que je soupçonne, comme tu t'en doutes toi-même, que ton âme souffre les douleurs de l'enfantement. Agis donc [151c] avec moi comme avec le fils d'une sage-femme, expert lui-même en ce métier; efforce-toi de répondre, autant que tu en es capable, à ce que je te propose ; et si, après avoir examiné ta réponse, je pense que c'est une chimère, et non un fruit réel, et qu'en conséquence je te l'arrache et le rejette, ne t'emporte pas contre moi, comme font au sujet de leurs enfants celles qui sont mères pour la première fois. En effet, mon cher, plusieurs se sont déjà tellement courroucés, lorsque je leur enlevais quelque opinion extravagante, qu'ils m'auraient véritablement déchiré. Ils ne peuvent se persuader que je ne fais rien en cela que par bienveillance pour eux ; ne se doutant pas [151d] qu'aucune divinité ne veut du mal aux hommes, que je n'agis point ainsi non plus par aucune mauvaise volonté à leur égard; 62 mais qu'il ne m'est permis en aucune manière ni de transiger avec l'erreur, ni de tenir la vérité cachée. Essaie donc de nouveau, Théétète, de me dire en quoi consiste la science. Et ne m'allègue point que cela passe tes forces; si Dieu le veut, et si tu y mets de la constance, tu en viendras à bout. [Théétète]


(--)Homère Odyssée - Chant 1 Et le Père des hommes et des Dieux commença de leur parler, se rappelant dans son coeur l'irréprochable Aigisthos [30] que l'illustre Orestès Agamemnonide avait tué. Se souvenant de cela, il dit ces paroles aux Immortels : - Ah ! combien les hommes accusent les Dieux ! Ils disent que leurs maux viennent de nous, et, seuls, ils aggravent leur destinée par leur démence. [35] Maintenant, voici qu'Aigisthos, contre le destin, a épousé la femme de l'Atréide et a tué ce dernier, sachant quelle serait sa mort terrible ; car nous l'avions prévenu par Herméias, le vigilant tueur d'Argos, de ne point tuer Agamemnôn et de ne point désirer sa femme, [40] de peur que l'Atréide Orestès se vengeât, ayant grandi et désirant revoir son pays. Herméias parla ainsi, mais son conseil salutaire n'a point persuadé l'esprit d'Aigisthos, et, maintenant, celui-ci a tout expié d'un coup. Et Athènè, la Déesse aux yeux clairs, lui répondit : [45] - Ô notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! celui-ci du moins a été frappé d'une mort juste. Qu'il meure ainsi celui qui agira de même ! Mais mon coeur est déchiré au souvenir du brave Odysseus, le malheureux ! qui souffre depuis longtemps loin des siens, [50] dans une île, au milieu de la mer, et où en est le centre. Et, dans cette île plantée d'arbres, habite une Déesse, la fille dangereuse d'Atlas, lui qui connaît les profondeurs de la mer, et qui porte les hautes colonnes dressées entre la terre et l'Ouranos. [55] Et sa fille retient ce malheureux qui se lamente et qu'elle flatte toujours de molles et douces paroles, afin qu'il oublie Ithakè ; mais il désire revoir la fumée de son pays et souhaite de mourir. Et ton coeur [60] n'est point touché, Olympien, par les sacrifices qu'Odysseus accomplissait pour toi auprès des nefs Argiennes, devant la grande Troiè. Zeus, pourquoi donc es-tu si irrité contre lui ? Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi : - Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? [65] Comment pourrais-je oublier le divin Odysseus, qui, par l'intelligence, est au-dessus de tous les hommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux Dieux qui vivent toujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais Poseidaôn qui entoure la terre est constamment irrité à cause du Kyklôps qu'Odysseus a aveuglé, [70] Polyphèmos tel qu'un Dieu, le plus fort des Kyklôpes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkyn, maître de la mer sauvage, l'enfanta, s'étant unie à Poseidaôn dans ses grottes creuses. C'est pour cela que Poseidaôn qui secoue la terre, [75] ne tuant point Odysseus, le contraint d'errer loin de son pays. Mais nous, qui sommes ici, assurons son retour ; et Poseidaôn oubliera sa colère, car il ne pourra rien, seul, contre tous les Dieux Immortels. [80] Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit : - Ô notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! s'il plaît aux Dieux heureux que le sage Odysseus retourne en sa demeure, envoyons le Messager Herméias, tueur d'Argos, [85] dans l'île Ogygiè, afin qu'il avertisse la Nymphe à la belle chevelure que nous avons résolu le retour d'Odysseus à l'âme forte et patiente. Et moi j'irai à Ithakè, et j'exciterai son fils et lui inspirerai la force, [90] ayant réuni l'agora des Akhaiens chevelus, de chasser tous les Prétendants qui égorgent ses brebis nombreuses et ses boeufs aux jambes torses et aux cornes recourbées. Et je l'enverrai à Spartè et dans la sablonneuse Pylos, afin qu'il s'informe du retour de son père [95] bienaimé, et qu'il soit très-honoré parmi les hommes. Ayant ainsi parlé, elle attacha à ses pieds de belles sandales ambroisiennes, dorées, qui la portaient sur la mer et sur l'immense terre comme le souffle du vent. Et elle prit une forte lance, armée d'un airain aigu, [100] lourde, grande et solide, avec laquelle elle dompte la foule des hommes héroïques contre qui, fille d'un père puissant, elle est irritée. Et, s'étant élancée du faite de l'Olympos, elle descendit au milieu du peuple d'Ithakè, dans le vestibule d'Odysseus, au seuil de la cour, avec la lance d'airain en main, [105] et semblable à un étranger, au chef des Taphiens, à Mentès.

Chant 5 Hermès est envoyé chez Calypso Eôs sortait du lit de l'illustre Tithôn, afin de porter la lumière aux Immortels et aux mortels. Et les Dieux étaient assis en conseil, et au milieu d'eux était Zeus qui tonne dans les hauteurs et dont la puissance est la plus grande. Et Athènaiè leur rappelait les nombreuses traverses d'Odysseus. Et elle se souvenait de lui avec tristesse parce qu'il était retenu dans les demeures d'une Nymphe : - Père Zeus, et vous, Dieux heureux qui vivez toujours, craignez qu'un roi porte-sceptre ne soit plus jamais ni doux, ni clément, mais que, loin d'avoir des pensées équitables, il soit dur et injuste, si nul ne se souvient du divin Odysseus parmi ceux sur lesquels il a régné comme un père plein de douceur. Voici qu'il est étendu, subissant des peines cruelles, dans l'île et dans les demeures de la Nymphe Kalypsô qui le retient de force, et il ne peut retourner dans la terre de la patrie, car il n'a ni nefs armées d'avirons, ni compagnons, qui puissent le conduire sur le vaste dos de la mer. Et voici maintenant qu'on veut tuer son fils bien-aimé à son retour dans ses demeures, car il est parti, afin de s'informer de son père, pour la divine Pylos et l'illustre Lakédaimôn. Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit : - Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? N'as-tu point délibéré toi-même dans ton esprit pour qu'Odysseus revint et se vengeât ? Conduis Tèlémakhos avec soin, car tu le peux, afin qu'il retourne sain et sauf dans la terre de la patrie, et les Prétendants reviendront sur leur nef. Il parla ainsi, et il dit à Herméias , son cher fils : [30] - Herméias , qui es le messager des Dieux, va dire à la Nymphe aux beaux cheveux que nous avons résolu le retour d'Odysseus. Qu'elle le laisse partir. Sans qu'aucun Dieu ou qu'aucun homme mortel le conduise, sur un radeau uni par des liens, seul, et subissant de nouvelles douleurs, il parviendra le vingtième jour à la fertile Skhériè, terre des Phaiakiens qui descendent des Dieux. Et les Phaiakiens, dans leur esprit, l'honoreront comme un Dieu, et ils le renverront sur une nef dans la chère terre de la patrie, et ils lui donneront en abondance de l'airain, de l'or et des vêtements, de sorte qu'Odysseus n'en eût point rapporté autant de Troiè, s'il était revenu sain et sauf, ayant reçu sa part du butin. Ainsi sa destinée est de revoir ses amis et de rentrer dans sa haute demeure et dans la terre de la patrie. Il parla ainsi, et le Messager tueur d'Argos obéit. Et il attacha aussitôt à ses pieds de belles sandales, immortelles et d'or, qui le portaient, soit au-dessus de la mer, soit au-dessus de la terre immense, pareil au souffle du vent. Et il prit aussi la baguette à l'aide de laquelle il charme les yeux des hommes, ou il les réveille, quand il le veut. Tenant cette baguette dans ses mains, le puissant Tueur d'Argos, s'envolant vers la Piériè, tomba de l'Aithèr sur la mer et s'élança, rasant les flots, semblable à la mouette qui, autour des larges golfes de la mer indomptée, chasse les poissons et plonge ses ailes robustes dans l'écume salée. Semblable à cet oiseau, Hermès rasait les flots innombrables. Et, quand il fut arrivé à l'île lointaine, il passa de la mer bleue sur la terre, jusqu'à la vaste grotte que la Nymphe aux beaux cheveux habitait, et où il la trouva. Et un grand feu brûlait au foyer, et l'odeur du cèdre et du thuia ardents parfumait toute l'île. Et la Nymphe chantait d'une belle voix, tissant une toile avec une navette d'or. Et une forêt verdoyante environnait la grotte, l'aune, le peuplier et le cyprès odorant, où les oiseaux qui déploient leurs ailes faisaient leurs nids : les chouettes, les éperviers et les bavardes corneilles de mer qui s'inquiètent toujours des flots. Et une jeune vigne, dont les grappes mûrissaient, entourait la grotte, et quatre cours d'eau limpide, tantôt voisins, tantôt allant çà et là, faisaient verdir de molles prairies de violettes et d'aches. Même si un Immortel s'en approchait, il admirerait et serait charmé dans son esprit. Et le puissant Messager tueur d'Argos s'arrêta et, ayant tout admiré dans son esprit, entra aussitôt dans la vaste grotte. Et l'illustre Déesse Kalypsô le reconnut, car les Dieux immortels ne sont point inconnus les uns aux autres, même quand ils habitent, chacun, une demeure lointaine. Et Hermès ne vit pas dans la grotte le magnanime Odysseus, car celui-ci pleurait, assis sur le rivage ; et, déchirant son coeur de sanglots et de gémissements, il regardait la mer agitée et versait des larmes. [85] Mais l'illustre Déesse Kalypsô interrogea Herméias , étant assise sur un thrône splendide : - Pourquoi es-tu venu vers moi, Herméias à la baguette d'or, vénérable et cher, que je n'ai jamais vu ici ? Dis ce que tu désires. Mon coeur m'ordonne de te satisfaire, si je le puis et si cela est possible. Mais suis-moi, afin que je t'offre les mets hospitaliers. Ayant ainsi parlé, la Déesse dressa une table en la couvrant d'ambroisie et mêla le rouge nektar. Et le Messager tueur d'Argos but et mangea, et quand il eut achevé son repas et satisfait son âme, il dit à la Déesse : - Tu me demandes pourquoi un Dieu vient vers toi, Déesse ; je te répondrai avec vérité, comme tu le désires. Zeus m'a ordonné de venir, malgré moi, car qui parcourrait volontiers les immenses eaux salées où il n'y a aucune ville d'hommes mortels qui font des sacrifices aux Dieux et leur offrent de saintes hécatombes ? Mais il n'est point permis à tout autre Dieu de résister à la volonté de Zeus tempétueux. On dit qu'un homme est auprès de toi, le plus malheureux de tous les hommes qui ont combattu pendant neuf ans autour de la ville de Priamos, et qui l'ayant saccagée dans la dixième année, montèrent sur leurs nefs pour le retour. Et ils offensèrent Athènè, qui souleva contre eux le vent, les grands flots et le malheur. Et tous les braves compagnons d'Odysseus périrent, et il fut lui-même jeté ici par le vent et les flots. Maintenant, Zeus t'ordonne de le renvoyer très-promptement, car sa destinée n'est point de mourir loin de ses amis, mais de les revoir et de rentrer dans sa haute demeure et dans la terre de la patrie. - Il parla ainsi, et l'illustre Déesse Kalypsô frémit, et, lui répondant, elle dit en paroles ailées : - Vous êtes injustes, ô Dieux, et les plus jaloux des autres Dieux, et vous enviez les Déesses qui dorment ouvertement avec les hommes qu'elles choisissent pour leurs chers maris. Ainsi, quand Éôs aux doigts rosés enleva Oriôn, vous fûtes jaloux d'elle, ô Dieux qui vivez toujours, jusqu'à ce que la chaste Artémis au thrône d'or eût tué Oriôn de ses douces flèches, dans Ortygiè ; ainsi, quand Dèmètèr aux beaux cheveux, cédant à son âme, s'unit d'amour à lasiôn sur une terre récemment labourée, Zeus, l'ayant su aussitôt, le tua en le frappant de la blanche foudre ; ainsi, maintenant, vous m'enviez, ô Dieux, parce que je garde auprès de moi un homme mortel que j'ai sauvé et recueilli seul sur sa carène, après que Zeus eut fendu d'un jet de foudre sa nef rapide au milieu de la mer sombre. Tous ses braves compagnons avaient péri, et le vent et les flots l'avaient poussé ici. Et je l'aimai et je le recueillis, et je me promettais de le rendre immortel et de le mettre pour toujours à l'abri de la vieillesse. Mais il n'est point permis à tout autre Dieu de résister à la volonté de Zeus tempétueux. Puisqu'il veut qu'Odysseus soit de nouveau errant sur la mer agitée, soit ; mais je ne le renverrai point moi-même, car je n'ai ni nefs armées d'avirons, ni compagnons qui le reconduisent sur le vaste dos de la mer. Je lui révélerai volontiers et ne lui cacherai point ce qu'il faut faire pour qu'il parvienne sain et sauf dans la terre de la patrie. Et le Messager tueur d'Argos lui répondit aussitôt : - Renvoie-le dès maintenant, afin d'éviter la colère de Zeus, et de peur qu'il s'enflamme contre toi à l'avenir. Ayant ainsi parlé, le puissant Tueur d'Argos s'envola, et la vénérable Nymphe, après avoir reçu les ordres de Zeus, alla vers le magnanime Odysseus. Et elle le trouva assis sur le rivage, et jamais ses yeux ne tarissaient de larmes, et sa douce vie se consumait à gémir dans le désir du retour, car la Nymphe n'était point aimée de lui. Certes, pendant la nuit, il dormait contre sa volonté dans la grotte creuse, sans désir, auprès de celle qui le désirait ; mais, le jour, assis sur les rochers et sur les rivages, il déchirait son coeur par les larmes, les gémissements et les douleurs, et il regardait la mer indomptée en versant des larmes.

Chant 10 - Ulysse se rend chez Kirké pour délivrer ses amis - Il parla ainsi, et je lui répondis :- Eurylokhos, reste donc ici, mangeant et buvant auprès de la nef noire et creuse. Moi, j'irai, car une nécessité inexorable me contraint. Ayant ainsi parlé, je m'éloignai de la mer et de la nef, [275] et traversant les vallées sacrées, j'arrivai à la grande demeure de l'empoisonneuse Kirkè. Et Herméias à la baguette d'or vint à ma rencontre, comme j'approchais de la demeure, et il était semblable à un jeune homme dans toute la grâce de l'adolescence. Et, me prenant la main, il me dit : - Ô malheureux où vas-tu seul, entre ces collines, ignorant ces lieux Tes compagnons sont enfermés dans les demeures de Kirkè, et ils habitent comme des porcs des étables bien closes. Viens-tu pour les délivrer ? Certes, je ne pense pas que tu reviennes toi-même, et tu resteras là où ils sont déjà. Mais je te délivrerai de ce mal et je te sauverai. Prends ce remède excellent, et le portant avec toi, rends-toi aux demeures de Kirkè, car il éloignera de ta tête le jour fatal. Je te dirai tous les mauvais desseins de Kirkè. Elle te préparera un breuvage et elle mettra les poisons dans le pain, mais elle ne pourra te charmer, car l'excellent remède que je te donnerai ne le permettra pas. Je vais te dire le reste. Quand Kirkè t'aura frappé de sa longue baguette, jette-toi sur elle, comme si tu voulais la tuer. Alors, pleine de crainte, elle t'invitera à coucher avec elle. Ne refuse point le lit d'une Déesse, afin queue délivre tes compagnons et qu'elle te traite toi-même avec bienveillance. Mais ordonne-lui de jurer par le grand serment des Dieux heureux, afin qu'elle ne te tende aucune autre embûche, et que, t'ayant mis nu, elle ne t'enlève point ta virilité. - Ayant ainsi parlé, le Tueur d'Argos me donna le remède qu'il arracha de terre, et il m'en expliqua la nature. Et sa racine est noire et sa fleur semblable à du lait. Les Dieux la nomment Môly. Il est difficile aux hommes mortels de l'arracher, mais les Dieux peuvent tout. Puis Herméias s'envola vers le grand Olympos, sur l'île boisée, et je marchai vers la demeure de Kirkè, et mon coeur roulait mille pensées tandis que je marchais. -


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(--) Sofocle - Oedipe Roi - IOKASTÈ. Par les dieux, dis-moi, ô roi, la cause de ta violente colère. OIDIPOUS. Je parlerai, plutôt pour toi que pour eux. C'est que Kréôn a ourdi de mauvais desseins contre moi. IOKASTÈ. Parle, si tu peux prouver, en expliquant la querelle, que tu as justement accusé Kréôn. OIDIPOUS. Il dit que je suis le tueur de Laios. IOKASTÈ. Le sait-il par lui-même, ou l'a-t-il entendu dire par un autre ? OIDIPOUS. Il a suscité un misérable divinateur, car, en ce qui le concerne, il a dégagé sa langue. IOKASTÈ. Laisse tout ceci et ce qui s'est dit. Écoute mes paroles et sache que la science de la divination ne peut rien prévoir des choses humaines. Je te le prouverai brièvement. Autrefois, un oracle fut révélé à Laios, non par Phoibos lui-même, mais par ses serviteurs, qui disait que sa destinée était d'être tué par un fils qui serait né de lui et de moi. Cependant des voleurs étrangers l'ont tué à la rencontre de trois chemins. À peine l'enfant, étant né, eut-il vécu trois jours, qu'il chargea des mains étrangères de le jeter, les pieds liés, sur une montagne déserte. Ainsi Apollôn n'a point fait que le fils fût le meurtrier du père, ni que Laios souffrît de son fils ce qu'il en redoutait. Voilà comment se sont accomplies les divinations fatidiques. N'en aie nul souci. En effet, ce qu'un dieu veut rechercher, il le découvrira facilement lui-même. OIDIPOUS. Ô femme, combien, en écoutant ceci, mon âme est agitée et mon cœur est frappé !


(--) Platon - Apologie de Socrate En grec (mon texte). Quand je sus la réponse de l'oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n'y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l'oracle, jusqu'à ce qu'enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaître l'intention du dieu. J'allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville; et j'espérais que là, mieux qu'ailleurs, je pourrais confondre l'oracle, et lui dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n'ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c'était un de nos plus grands politiques, et m'entretenant avec lui, je trouvai qu'il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne l'était point. Après cette découverte, je m'efforçai de lui faire voir qu'il n'était nullement ce qu'il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux [21d] à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l'eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. [...] Je me répondis à moi-même et à l'oracle : J'aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherchés, Athéniens, qui ont excité contre [23a] moi tant d'inimitiés dangereuses; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage; car tous ceux qui m'entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l'ignorance des autres. Mais, Athéniens, la vérité est qu'Apollon seul est sage, et qu'il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n'est pas grand' chose, ou même qu'elle n'est rien; et il est évident que l'oracle ne parle pas ici de moi, mais qu'il s'est servi de mon nom comme d'un [23b] exemple, et comme s'il eût dit à tous les hommes : Le plus sage d'entre vous, c'est celui qui, comme Socrate, reconnaît que sa sagesse n'est rien. Convaincu de cette vérité, pour m'en assurer encore davantage, et pour obéir au dieu, je continue ces recherches, et vais examinant tous ceux de nos concitoyens et des étrangers, en qui j'espère trouver la vraie sagesse; et quand je ne l'y trouve point, je sers d'interprète à l'oracle, en leur faisant voir qu'ils ne sont point sages ».


(--) Platon Le banquet- LE GRAND DEMON [cf ici Le Cinquième Elément] — Ne vois-tu donc pas bien que tu penses que l'amour n'est pas un dieu? — Quoi, lui répondisse, est-ce que l'amour est mortel? - Je ne dis pas cela. -— Mais enfin, Diotime, dis moi qu'est-il donc? - — C'est comme je te le disais tout à l'heure, quelque chose d'intermédiaire entre le mortel et l'immortel. - — Mais quoi enfin ? - — C'est un grand démon, Socrate, et tout démon tient le milieu [202e] entre les dieux et les hommes. - Quelle est, lui demandai-je, la fonction d'un démon? - — D'être l'interprète [hermeneuon] et l'entremetteur [diaporthmeuon] entre les dieux et les hommes apportant au ciel les vœux et les sacrifices des hommes, et rapportant aux hommes les ordres des dieux et les récompenses qu'ils leur accordent pour leurs sacrifices. Les démons entretiennent l'harmonie de ces deux sphères : ils sont le lien qui unit le grand tout. C'est d'eux que procède toute la science divinatoire et l'art des prêtres relativement aux sacrifices, aux initiations, [203a] aux enchantements, aux prophéties et à la magie. Dieu ne se manifeste point immédiatement à l'homme, et c'est par l'intermédiaire des démons que les dieux commercent avec les hommes et leur parlent, soit pendant la veille soit pendant lé sommeil. Celui qui est savant dans toutes ces choses est un homme démoniaque ou inspiré; et celui qui excelle dans le reste, dans les arts et métiers, est appelé manœuvre. Les démons sont en grand nombre, et de plusieurs sortes; et l'Amour est l'un d'eux.


(--) Evangile de Mathieu 12 - 1 En ce temps-là, Jésus traversa des champs de blé un jour de sabbat. Ses disciples, qui avaient faim, se mirent à arracher des épis et à manger. 2 Les pharisiens, voyant cela, lui dirent : Voici, tes disciples font ce qu'il n'est pas permis de faire pendant le sabbat. 3 Mais Jésus leur répondit : N'avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu'il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui ; 4 comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains de proposition, qu'il ne lui était pas permis de manger, non plus qu'à ceux qui étaient avec lui, et qui étaient réservés aux sacrificateurs seuls ? 5 Ou, n'avez-vous pas lu dans la loi que, les jours de sabbat, les sacrificateurs violent le sabbat dans le temple, sans se rendre coupables ? 6 Or, je vous le dis, il y a ici quelque chose de plus grand que le temple. 7 Si vous saviez ce que signifie : Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices, vous n'auriez pas condamné des innocents. 8 Car le Fils de l'homme est maître du sabbat. 9 Étant parti de là, Jésus entra dans la synagogue. 10 Et voici, il s'y trouvait un homme qui avait la main sèche. Ils demandèrent à Jésus : Est-il permis de faire une guérison les jours de sabbat ? C'était afin de pouvoir l'accuser. 11 Il leur répondit : Lequel d'entre vous, s'il n'a qu'une brebis et qu'elle tombe dans une fosse le jour du sabbat, ne la saisira pour l'en retirer ? 12 Combien un homme ne vaut-il pas plus qu'une brebis ! Il est donc permis de faire du bien les jours de sabbat. 13 Alors il dit à l'homme : Étends ta main. Il l'étendit, et elle devint saine comme l'autre. 14 Les pharisiens sortirent, et ils se consultèrent sur les moyens de le faire périr.


(--) Rabbi Ishmaël ben Elisha et le début du MIDRASH : « la Torah parle comme la langue des hommes ».

(--) Quatre hommes entrèrent dons le jardin (Pardès), à savoir Ben Azzaï, Ben Zoma, Ah'er [Elisha Ben Abouya] et Rabbi Aqiva. Rabbi Aq'wa leur dit : Quand vous arriverez aux marches de marbre pur, ne dites pas : De l'eau, de l'eau ! Car il est écrit : Celui qui dit des mensonges ne subsistera pas en ma présence. Ben Azzaï jeta un regard et mourut. De lui l'Ecriture dit : Elle a du prix aux yeux de Dieu, la mort de ceux qui l'aiment. Ben Zoma regarda et devint fou. De lui. l'Ecriture dit : Si tu trouves du miel, n'en manges que ce qui te suffit, de peur que tu n'en sois rassasié et que tu ne le vomisses. Ah'er arracha les jeunes plantes (il devint hérétique). Rabbi Aqiva monta sain et sauf et redescendit sain et sauf (Le Talmud - Haguigah, 14b)


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(--) Friedrich D.E. Schleiermacher - Herméneutique. Pour une logique du discours individuel (Paris, Le Cerf, 1987) - Des différentes méthodes du traduire (Traduction Antoine Berman, Paris, Seuil 1999 - 1° édition Trans-Europ-Repress, Mauvezin 1985)


(--) Wilhelm Dilthey - Leben Schleiermachers, t. 1 ("La vie de Schleiermacher") (1870) - L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit (1910) - La naissance de l'herméneutique -

Le vivant


(--) Descartes Discours de la méthode Homme et automate « Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes :dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que 1es hommes les plus hébétés peuvent faire : et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison’ est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout : car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature toute différente de la nôtre.

Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques Anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage. Car, s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables.

C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres: de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence » Descartes. Discours de la méthode. Cinquième partie.


(--) François JACOB - Le Jeu des Possibles. 1981. « On a souvent comparé l’action de la sélection naturelle à celle d’un ingénieur. Mais la comparaison ne semble guère heureuse. D’abord parce que, contrairement à l’évolution, l’ingénieur travaille sur plan, selon un projet longuement mûri. Ensuite parce que, pour fabriquer une structure nouvelle, l’ingénieur ne procède pas nécessairement à partir d’objets anciens. L’ampoule électrique ne dérive pas de la chandelle, ni le réacteur du moteur à explosion. Pour produire un nouvel objet, l’ingénieur dispose à la fois de matériaux spécialement affectés à cette tâche et de machines uniquement conçues dans ce but. Enfin, parce que les objets produits par l’ingénieur, du moins par le bon ingénieur, atteignent le niveau de perfection qu’autorise la technologie de son époque. L’évolution, au contraire, reste loin de la perfection, comme l’a constamment répété Darwin qui avait à combattre l’argument de la création parfaite. Tout au long de l’Origine des Espèces, Darwin insiste sur les imperfections de structure et de fonction du monde vivant. Il ne cesse de souligner les bizarreries, les solutions étranges qu’un Dieu raisonnable n’aurait jamais utilisées. Et l’un des meilleurs arguments contre la perfection vient de l’extinction des espèces. On peut estimer à plusieurs millions le nombre des espèces animales vivant actuellement. Mais le nombre des espèces qui ont disparu après avoir peuplé la terre à une époque ou une autre doit, d’après un calcul de G.G. Simpson s’élever à quelque cinq cents millions au moins.

L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit qu’elle transforme un système ancien pour lui donner une fonction nouvelle, soit qu’elle combine plusieurs systèmes pour en échafauder un autre plus complexe. Le processus de sélection naturelle ne ressemble à aucun aspect du comportement humain. Mais si l’on veut jouer avec une comparaison, il faut dire que la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, les objets les plus hétéroclites, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux; bref, un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve autour de lui pour en tirer quelque objet utilisable. L’ingénieur ne se met à l’œuvre qu’une fois réunis les matériaux et les outils qui conviennent exactement à son projet. Le bricoleur, au contraire, se débrouille avec des laissés-pour-compte. Le plus souvent les objets qu’il produit ne participent d’aucun projet d’ensemble. Ils sont le résultat d’une série d’événements contingents, le fruit de toutes les occasions qui se sont présentées d’enrichir son bric-à-brac. Comme l’a souligné Claude Lévi-Strauss, les outils du bricoleur, contrairement à ceux de l’ingénieur, ne peuvent être définis par aucun programme. Les matériaux dont il dispose n’ont pas d’affectation précise. Chacun d’eux peut servir à des emplois divers. Ces objets n’ont rien de commun si ce n’est qu’on peut en dire « Ça peut toujours servir. » A quoi? Ça dépend des circonstances.

A maints égards, le processus de l’évolution ressemble à cette manière de faire. Souvent sans dessein à long terme, le bricoleur prend un objet dans son stock et lui donne une fonction inattendue. D’une vieille roue de voiture, il fait un ventilateur; d’une table cassée, un parasol. Ce genre d’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit l’évolution quand elle produit une aile à partir d’une patte, ou un morceau d’oreille avec un fragment de mâchoire. [...]

L’évolution procède comme un bricoleur qui, pendant des millions et des millions d’années remanierait lentement son œuvre, la retouchant sans cesse, coupant ici, allongeant là, saisissant toutes les occasions d’ajuster, de transformer, de créer. Voici un exemple comment, selon Ernst Mayr, s’est formé le poumon des vertébrés terrestres. Son développement a commencé chez certains poissons d’eau douce qui vivaient dans des mares stagnantes, donc pauvres en oxygène. Ces poissons prirent l’habitude d’avaler de l’air et d’absorber de l’oxygène à travers la paroi de leur œsophage. Dans de telles conditions, tout élargissement de cette paroi se traduisait par un avantage sélectif. Il se forma ainsi des diverticules de l’œsophage qui, sous l’effet d’une pression de sélection continue, s’agrandirent peu à peu pour se transformer en poumons. L’évolution ultérieure du poumon ne fut qu’une élaboration de ce thème, avec l’accroissement de la surface utilisée pour le passage de l’oxygène et pour la vascularisation. Fabriquer un poumon avec un morceau d’œsophage, cela ressemble beaucoup à faire une jupe avec un rideau de grand-mère.

Différents ingénieurs, qui s’attaquent au même problème, ont toutes les chances d’aboutir à la même solution toutes les voitures se ressemblent, comme se ressemblent toutes les caméras et tous les stylos. En revanche, différents bricoleurs qui s’intéressent à la même question lui trouvent des solutions différentes, selon les occasions qui s’offrent à eux. Il en est de même pour les produits de l’évolution, comme le montre par exemple la diversité des yeux trouvés dans le monde vivant. De toute évidence, posséder des photorécepteurs confère un grand avantage dans de nombreuses situations. Au cours de l’évolution, l’oeil est apparu sous des formes très diverses, fondées sur au moins trois principes physiques différents : lentille, trou d’aiguille et tubes multiples. Les plus raffinés, comme les nôtres, sont les yeux à lentille formant image; l’information qu’ils fournissent ne porte pas seulement sur l’intensité de la lumière, mais aussi sur les objets d’où vient la lumière, sur leur forme, couleur, position, mouvement, vitesse, distance, etc. Des structures aussi élaborées sont nécessairement fort complexes. Elles ne peuvent donc se développer que chez des organismes eux-mêmes déjà complexes. On pourrait alors croire qu’il existe une façon et une seule de produire pareille structure. Mais il n’en est rien. L’oeil à lentille est apparu deux fois au moins, chez les mollusques et les vertébrés. Rien ne ressemble autant à notre oeil que l’oeil de la pieuvre. Tous deux fonctionnent presque exactement de la même manière. Et pourtant ils n’ont pas évolué de la même manière. Chez les mollusques, les cellules photoréceptrices sont dirigées vers la lumière et chez les vertébrés en sens inverse. Parmi toutes les solutions trouvées au problème des photorécepteurs, ces deux-là se ressemblent sans toutefois être identiques. Dans chaque cas, la sélection naturelle fait ce qu’elle peut avec les moyens du bord.

Enfin, contrairement à l’ingénieur, le bricoleur qui cherche à améliorer son œuvre préfère souvent ajouter de nouvelles structures aux anciennes plutôt que de remplacer celles-ci. Il en est fréquemment de même avec l’évolution, comme le montre notamment le développement du cerveau chez les mammifères. Le cerveau, en effet, ne s’est pas développé selon un processus aussi intégré que, par exemple, la transformation d’une patte en aile. Au vieux rhinencéphale des mammifères inférieurs s’est ajouté un néocortex qui rapidement, peut-être trop rapidement, a joué le rôle principal dans la séquence évolutive conduisant à l’homme. Pour certains neurobiologistes, notamment McLean, ces deux types de structures correspondent à deux types de fonctions; mais elles n’ont été ni coordonnées, ni hiérarchisées complètement. La plus récente, le néocortex, commande l’activité intellectuelle et cognitive. La plus ancienne, venue du rhinencéphale, gouverne les activités viscérales et émotives. Cette vieille structure qui tenait les rênes chez les mammifères inférieurs a été en quelque sorte reléguée au magasin des émotions, Chez l’homme, elle constitue ce que McLean appelle le « cerveau viscéral ». Le développement de l’être humain se caractérise par une extrême lenteur qui entraîne une maturité tardive. C’est peut-être pour cette raison que les vieilles structures cérébrales ont conservé d’étroites connexions avec les centres autonomes inférieurs, qu’elles continuent à coordonner des activités aussi fondamentales que la recherche de nourriture, la chasse au partenaire sexuel ou la réaction devant un ennemi. Formation d’un néocortex dominant, maintien d’un antique système nerveux et hormonal, en partie resté autonome, en partie placé sous la tutelle du néocortex, tout ce processus évolutif ressemble fort à du bricolage. C’est un peu comme l’installation d’un moteur à réaction sur une vieille charrette à cheval. Rien d’étonnant s’il arrive des accidents ».


(--) Aristote Physique La physis est "principium internum motus" § 1. Parmi les êtres que nous voyons, les uns existent par le seul fait de la nature ; et les autres sont produits par des causes différentes.

§ 2. Ainsi, c'est la nature qui fait les animaux et les parties dont ils sont composés ;c'est elle qui fait les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l'air et l'eau ; car nous disons de tous ces êtres et de tous ceux du même genre qu'ils existent naturellement.

§ 3. Tous les êtres que nous venons de nommer présentent évidemment, par rapport aux êtres qui ne sont pas des produits de la nature, une grande différence ; les êtres naturels portent tous en eux-mêmes un principe de mouvement ou de repos ; soit que pour les uns ce mouvement se produise dans l'espace ; soit que pour d'autres ce soit un mouvement de développement et de destruction ; soit que pour d'autres encore, ce soit un mouvement de simple modification dans les qualités. Au contraire, un lit, un vêtement, ou tel autre objet analogue n'ont en eux-mêmes, en tant qu'on les rapporte à chaque catégorie de mouvement, et en tant qu'ils sont les produits de l'art, aucune tendance spéciale à changer. Ils n'ont cette tendance qu'en tant qu'ils sont indirectement et accidentellement ou de pierre ou de terre, ou un composé de ces deux éléments.

§ 4. La nature doit donc être considérée comme un principe et une cause de mouvement et de repos, pour l'être où ce principe est primitivement et en soi, et non pas par simple accident.

§ 5. Voici ce que j'entends quand je dis que ce n'est pas par simple accident. Ainsi, il peut très bien se faire que quelqu'un qui est médecin se rende à lui-même la santé; cependant ce n'est pas en tant qu'il est guéri qu'il possède la science de la médecine ; et c'est un pur accident que le même individu soit tout ensemble et médecin et guéri. Aussi est-il possible que ces deux choses soient parfois séparées l'une de l'autre.

§ 6. Il en est de même pour tous les êtres que l'art peut faire. Il n'est pas un seul d'entre eux qui ait en soi le principe qui le fait ce qu'il est. Mais, pour les uns, ce principe est dans d'autres êtres, et il est extérieur, par exemple, une maison, et tout ce que pratique la main de l'homme. Pour les autres, ils ont bien en eux ce principe ; mais ils ne l'ont pas par leur essence, et ce sent tous ceux qui ne deviennent qu'accidentellement les causes de leur propre mouvement.

§ 7. La nature est donc ce que nous venons de dire.

§ 8. Les êtres sont naturels et ont une nature, quand ils ont le principe qui vient d'être défini ; et ils sont tous de la substance : car la nature est toujours un sujet, et elle est toujours dans un sujet.

§ 9. Tous ces êtres existent selon la nature, ainsi que toutes les qualités qui leur sont essentielles ; comme, par exemple, la qualité inhérente au feu de monter toujours en haut ; car cette qualité n'est pas précisément une nature, et n'a pas de nature à elle ; seulement elle est dans la nature et selon la nature du feu.

§ 10. Ainsi, nous avons expliqué ce que c'est que la nature d'une chose, et ce qu'on entend par être de nature et selon la nature.

§ 11. Mais essayer de prouver l'existence de la nature, ce serait par trop ridicule ; car il saute aux yeux qu'il y a une foule d'êtres du genre de ceux que nous venons de décrire. Or, prétendre démontrer des choses d'une complète évidence au troyen de choses obscures, c'est le fait d'un esprit qui est incapable de discerner ce qui est ou n'est pas notoire de soi. C'est là, du reste une erreur très concevable, et il n'est pas malaisé de s'en rendre compte. Que quelqu'un qui serait aveugle de naissance s'avise de parler des couleurs, il pourra bien sans doute prononcer les mots ; mais nécessairement il n'aura pas la moindre idée des choses que ces mots représentent.


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La matière et l'esprit


La vérité


(50) Frederick Nietzsche (1844-1900) - Le livre du philosophe (1873) - En tant qu'il est un moyen de conservation pour l'individu, l'intellect développe ses forces principales dans la dissimulation; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l'existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d'une bête de proie. Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet: l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes.

Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes, leur oeil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme sur un clavier sur le dos des choses.

Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, çanoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus commeyièces de monnaie, mais comme métal.


(--) Spinoza - Pensées métaphysiques (1663) - La première signification donc de Vrai et de Faux semble avoir tiré son originedes récits ; et l'on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot pour désigner l'accord ou le non-accord d'une idée avec son objet; ainsi, l'on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui même, ce qui est ou n'est pas en lui.

Le Vrai n'est pas un terme transcendantale. — Ceux-là se sont donc trompés entièrement qui ont jugé le Vrai un terme transcendantal ou une affection de l'Être. Car il ne peut s'appliquer aux choses elles-mêmes qu'improprement ou, si l'on préfère, en vue de l'effet oratoire. Comment diffèrent la vérité et l'idée vraie ? — Si l'on demande maintenant ce qu'est la vérité en dehors de l'idée vraie, que l'on demande ce qu'est la blancheur en dehors du corps blanc, car la relation, est la même entre ces choses.

Quelles sont les propriétés de la vérité ? La certitude n'est pas dans les choses. — Les propriétés de la vérité ou de l'idée vraie sont : (1) Qu'elle est claire et distincte.(2) Qu'elle lève tout doute, ou, d'un mot, qu'elle est certaine.

Ceux qui cherchent la certitude dans les choses elles-mêmes se trompent de la même manière que lorsqu'ils y cherchent la vérité ; et, quand nous disons qu'une chose est incertaine, nous prenons, à la façon des orateurs, l'objet pour l'idée, de même que quand nous parlons d'une chose douteuse, à moins que peut-être nous n'entendions par incertitude la contingence, ou la chose qui fait naître en nous l'incertitude ou le doute.


(--) Le paradoxe du menteur


(IV) LA POLITIQUE

La société

La justice et le droit

(--) Platon - La Justice, vertu-pivot de l'Etat(République IV) Voilà donc trois vertus que nous avons découvertes dans notre État, à ce qu'il semble; mais quelle est celle qui achève pour l'État l'idée entière de la vertu? Il est évident que c'est la justice. Oui. Maintenant, mon cher Glaucon, il nous faut faire une battue, comme des chasseurs, prenant bien nos mesures pour empêcher la justice de s'échapper par quelque issue et de disparaître à nos yeux. [432c] Il est clair qu'elle est ici quelque part. Regarde donc attentivement, et si tu l'aperçois le premier, avertis-moi. Plût aux dieux ! mais non; ce sera encore beaucoup pour moi si je puis te suivre et apercevoir les choses à mesure que tu me les montreras. Invoquons les dieux et suis-moi. Je te suis : conduis-moi. L'endroit est couvert et d'un pénible accès : il est obscur, et les recherches y sont difficiles : avançons cependant. [432d] Avançons. Ah, mon cher Glaucon ! m'écriai-je, après avoir regardé : nous pourrions bien être sur sa trace, et j'espère que nous l'atteindrons. Heureuse nouvelle! reprit Glaucon. En vérité, nous sommes bien peu clairvoyants l'un et l'autre. 220 Pourquoi donc ? Depuis longtemps, mon cher, et dès le commencement, ce que nous cherchons était à nos pieds [432e] et nous ne l'apercevions pas ; nous étions aussi dignes de risée que ceux qui cherchent quelquefois ce qu'ils ont entre les mains; au lieu de regarder à nos pieds, nous portions nos regards bien loin, aussi nous a-t-il échappé. Comment dis-tu? Je dis que voilà longtemps que nous en parlons, sans comprendre nous-mêmes que nous en parlons. Tu me fais souffrir avec ce long préambule. [433a] Hé bien, écoute et juge toi-même. Ce que nous avons établi au commencement comme un devoir universel, lorsque nous jetions les fondements de l'État, c'est la justice, ce me semble, ou du moins quelque chose qui lui ressemble : or, nous disions, et nous avons répété plus d'une fois, s'il t'en souvient, que chaque citoyen ne doit s'adonner qu'à un emploi dans l'État, celui » pour lequel il a apporté, en naissant, le plus de disposition. C'est ce que nous disions. Mais nous avons entendu dire à une foule de personnes, et nous avons dit souvent nous-mêmes que la justice consiste à s'occuper de ses affaires, [433b] sans se mêler en rien de celtes des autres. 221 Nous l'avons dit. Ainsi, mon cher ami;,la justice pourrait bien consister à s'occuper de ses propres affaires : sais-tu ce qui me porte à le croire? Non, dis-le. Il me semble qu'après la tempérance, le:courage et la prudence, ce qui nous reste à examiner dans l'État, c'est le principe même qui produit ces vertus et qui, produites, les conserve, tant qu'il demeure [433c] avec elles. Or, nous avons dit que, ces trois vertus étant découvertes, celle qui resterait à trouver serait la justice. Il faut bien que ce soit elle. S'il fallait décider ce qui contribuera le plus à la perfection de l'État, il serait difficile de dire si c'est l'accord des sentiments entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ou, dans les guerriers, le maintien de l'opinion légitime sur ce qui est a craindre et sur ce qui ne l'est pas, ou la prudence [433d] et la vigilance dans ceux qui gouvernent, ou si enfin ce qui y contribue davantage est la pratique de cette vertu par laquelle femmes, enfants, hommes libres, esclaves, artisans, gouvernants et gouvernés se bornent chacun à leur emploi, sans se mêler de celui des autres. Qui certes, cela serait difficile à décider. Ainsi, à ce qu'il semble, tu fais concourir à la perfection de l'État; avec la prudence, la tem- 222 pérance et le courage, la vertu de ne s'occuper que de sa propre tâche. Sans contredit. Or, cette vertu qui concourt avec les autres à la perfection [433e] de l'État, n'est-ce pas la justice, à ton avis? Oui. Examinons encore ceci sous un autre point de vue. Les magistrats seront-ils chargés de juger les procès? Assurément. Et dans leurs jugements, à quoi s'attacheront-ils de préférence, si ce n'est à empêcher que personne ne s'empare du bien d'autrui ou ne soit privé du sien? A rien autre. N'est-ce point parce que cela est juste? Oui. C'est donc encore une preuve que la justice maintient à chacun la possession de [434a] ce qui lui appartient et l'exercice de son emploi. Cela est certain. Vois si tu es du même avis que moi. Que le charpentier s'ingère d'exercer le métier du cordonnier, ou le cordonnier celui du charpentier, qu'ils échangent leurs outils ou le salaire qu'ils reçoivent, ou que le même homme fosse deux métiers à la fois, avec tous les changements qui 223 s'ensuivent, crois-tu que ce désordre causât un grand mal à l'État. Pas un très grand. Mais si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire, [434b] enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force, ou de quelque autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne ; s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des avantagea, qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la ruine de l'État. Infailliblement. Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions ou passer de l'une à l'autre, [434c] c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce qu'on peut très bien appeler un véritable crime. Certainement. Or, le plus grand crime envers l'État ne l'appelleras-tu pas injustice? Oui. Voiµà donc ce que c'est que l'injustice. Revenons maintenant à se borner aux fonctions qui nous sont propres, à celles de mercenaire ou de guerrier ou de magistrat, n'est-ce pas le con- 224 traire de ce qu'on vient de dire, c'est-à-dire la justice, et ce qui fait que l'État est juste? [434d] Il me semble qu'il ne peut pas en être autrement. Ne l'affirmons point encore avec trop de confiance. Nous l'affirmerons si, appliquée à chaque homme en particulier, l'idée de la justice que nous venons d'exposer nous paraît encore celle de la justice ; car que pourrions-nous exiger de plus? Dans le cas contraire, il faudra bien tourner ailleurs nos recherches. Maintenant épuisons celle où nous nous sommes engagés dans cette pensée qu'il nous serait plus aisé de reconnaître quelle est la nature de la justice dans l'homme, si nous essayions d'abord de la contempler dans un objet plus grand qui la contiendrait; [434e] et il nous a semblé que cet objet était un État,: et nous l'avons formé aussi parfait qu'il nous a été possible, parce que nous savions bien que la justice se trouverait nécessairement dans un État parfait. Ce que nous avons découvert, transportons-le dans l'individu: si tout se rapporte de part et d'autre, la chose ira bien ; s'il y a quelque différence, nous reviendrons à l'État pour examiner encore; et peut-être, [435a] en comparant l'homme et l'État, et en les frottant pour ainsi dire l'un contre l'autre, nous en ferons jaillir la justice comme le feu au 225 sein de matières inflammables, et à l'éclat qu'elle jettera, nous la reconnaîtrons d'une manière infaillible. Cette marche est convenable ; il faut la suivre. Lorsqu'on dit de deux choses,l'une plus grande, l'autre plus petite, qu'elles sont la même chose, sont-elles dissemblables par ce qui fait dire d'elles qu'elles sont une même chose, ou sont-elles semblables par là? Elles sont semblables. [435b] Ainsi l'homme juste, en tant que juste ne différera en rien de l'État juste ; il lui sera semblable. Oui. Or l'État nous a paru juste, parce que chacun des trois ordres de citoyens qui le composent, remplit les fonctions qui lui sont propres, et tempérant, courageux, prudent par certaines qualités et dispositions de ces trois ordres. Il est vrai. Si donc, mon ami, nous trouvons que l'homme a dans l'âme trois parties correspondantes [435c] à ces trois ordres de l'État, en supposant qu'elles aient les mêmes qualités, nous leur donnerons à bon droit les mêmes noms.


La Bible - Le Livre de Job - Il y avait dans le pays d'Uts un homme qui s'appelait Job. Et cet homme était intègre et droit; il craignait Dieu, et se détournait du mal. Il lui naquit sept fils et trois filles.Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de boeufs, cinq cents ânesses, et un très grand nombre de serviteurs. Et cet homme était le plus considérable de tous les fils de l'Orient. Ses fils allaient les uns chez les autres et donnaient tour à tour un festin, et ils invitaient leurs trois soeurs à manger et à boire avec eux. Et quand les jours de festin étaient passés, Job appelait et sanctifiait ses fils, puis il se levait de bon matin et offrait pour chacun d'eux un holocauste; car Job disait: Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils offensé Dieu dans leur coeur. C'est ainsi que Job avait coutume d'agir. Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant l'Éternel, et Satan vint aussi au milieu d'eux. L'Éternel dit à Satan: D'où viens-tu? Et Satan répondit à l'Éternel: De parcourir la terre et de m'y promener. L'Éternel dit à Satan: As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n'y a personne comme lui sur la terre; c'est un homme intègre et droit, craignant Dieu, et se détournant du mal. Et Satan répondit à l'Éternel: Est-ce d'une manière désintéressée que Job craint Dieu? Ne l'as-tu pas protégé, lui, sa maison, et tout ce qui est à lui? Tu as béni l'oeuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays. Mais étends ta main, touche à tout ce qui lui appartient, et je suis sûr qu'il te maudit en face. L'Éternel dit à Satan: Voici, tout ce qui lui appartient, je te le livre; seulement, ne porte pas la main sur lui.

...e t Job prit un tesson pour se gratter et s'assit sur la cendre. Sa femme lui dit: Tu demeures ferme dans ton intégrité! Maudis Dieu, et meurs! Mais Job lui répondit: Tu parles comme une femme insensée. Quoi! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal! En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres. Trois amis de Job, Éliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama, apprirent tous les malheurs qui lui étaient arrivés. Ils se concertèrent et partirent de chez eux pour aller le plaindre et le consoler!Ayant de loin porté les regards sur lui, ils ne le reconnurent pas, et ils élevèrent la voix et pleurèrent. Ils déchirèrent leurs manteaux, et ils jetèrent de la poussière en l'air au-dessus de leur tête. Et ils se tinrent assis à terre auprès de lui sept jours et sept nuits, sans lui dire une parole, car ils voyaient combien sa douleur était grande.

Après cela, Job ouvrit la bouche et maudit le jour de sa naissance.Il prit la parole et dit: Périsse le jour où je suis né, Et la nuit qui dit: Un enfant mâle est conçu! [...] (Job 10) Mon âme est dégoûtée de la vie! Je donnerai cours à ma plainte, Je parlerai dans l'amertume de mon âme. Je dis à Dieu: Ne me condamne pas! Fais-moi savoir pourquoi tu me prends à partie! Te paraît-il bien de maltraiter, De repousser l'ouvrage de tes mains, Et de faire briller ta faveur sur le conseil des méchants? As-tu des yeux de chair, Vois-tu comme voit un homme? Tes jours sont-ils comme les jours de l'homme, Et tes années comme ses années, our que tu recherches mon iniquité, Pour que tu t'enquières de mon péché, Sachant bien que je ne suis pas coupable, Et que nul ne peut me délivrer de ta main? Tes mains m'ont formé, elles m'ont créé, Elles m'ont fait tout entier... Et tu me détruirais! Souviens-toi que tu m'as façonné comme de l'argile; Voudrais-tu de nouveau me réduire en poussière? Ne m'as-tu pas coulé comme du lait? Ne m'as-tu pas caillé comme du fromage? Tu m'as revêtu de peau et de chair, Tu m'as tissé d'os et de nerfs; Tu m'as accordé ta grâce avec la vie, Tu m'as conservé par tes soins et sous ta garde. Voici néanmoins ce que tu cachais dans ton coeur, Voici, je le sais, ce que tu as résolu en toi-même. Si je pèche, tu m'observes, Tu ne pardonnes pas mon iniquité. Suis-je coupable, malheur à moi! Suis-je innocent, je n'ose lever la tête, Rassasié de honte et absorbé dans ma misère. Et si j'ose la lever, tu me poursuis comme un lion, Tu me frappes encore par des prodiges. Tu m'opposes de nouveaux témoins, Tu multiplies tes fureurs contre moi, Tu m'assailles d'une succession de calamités. Pourquoi m'as-tu fait sortir du sein de ma mère? Je serais mort, et aucun oeil ne m'aurait vu; Je serais comme si je n'eusse pas existé, Et j'aurais passé du ventre de ma mère au sépulcre. Mes jours ne sont-ils pas en petit nombre? Qu'il me laisse, Qu'il se retire de moi, et que je respire un peu, Avant que je m'en aille, pour ne plus revenir, Dans le pays des ténèbres et de l'ombre de la mort, Pays d'une obscurité profonde, Où règnent l'ombre de la mort et la confusion, Et où la lumière est semblable aux ténèbres.


L'Etat

(--) Platon - Le Roi Philosophe (République V) Mais puisque je t'accorde qu'ils auront tous ces avantages, et mille autres, si ce gouvernement se réalise, cesse de m'en parler. Essayons plutôt de nous convaincre qu'une telle cité est possible, de quelle manière elle est possible, et laissons tranquille toute autre question. 472 Quelle irruption, m'écriai-je, fais-tu tout à coup dans mon discours, sans indulgence pour mes lenteurs ! Mais peut-être ne sais-tu pas qu'au moment où je viens, avec peine, d'échapper à deux vagues, tu en soulèves une nouvelle, la plus haute et la plus terrible des trois. Lorsque tu l'auras vue et entendue, tu m'excuseras certainement d'avoir, non sans raison, éprouvé hésitation et crainte à énoncer et à tenter d'examiner proposition aussi paradoxale. Plus tu parleras de la sorte, moins nous te dispenserons 472b de dire comment pareil gouvernement peut être réalisé. Explique-le donc sans tarder. D'abord, repris-je, nous devons nous rappeler que c'est la recherche de la nature de la justice et de l'injustice qui nous a conduits jusqu'ici. Sans doute, mais que fait cela ? demanda-t-il. Rien. Seulement, si nous découvrons ce qu'est la justice, estimerons-nous que l'homme juste ne doit en rien différer d'elle, mais lui être parfaitement identique 472c - ou bien nous contenterons-nous qu'il s'en rapproche le plus possible, et participe d'elle dans une plus grande mesure que les autres ? Nous nous contenterons de cela. C'était donc pour avoir des modèles que nous cherchions ce qu'est la justice en elle-même, et ce que serait l'homme parfaitement juste s'il venait à exister; pour cette même raison nous recherchions la nature de l'injustice et de l'homme absolument injuste : nous voulions, portant nos regards sur l'un et sur l'autre, voir le bonheur et le malheur dévolu à chacun d'eux, afin d'être obligés de convenir, en ce qui nous concerne nous-mêmes, que celui 472d qui leur ressemblera le plus aura le sort le plus semblable au leur; mais notre dessein n'était point de montrer que ces modèles pussent exister. Tu dis vrai, avoua-t-il. Or donc, penses-tu que l'habileté d'un peintre se trouve diminuée si, après avoir peint le plus beau modèle d'homme qui soit, et donné à sa peinture tous les traits qui conviennent, il est incapable de démontrer qu'un tel homme puisse exister ? Non, par Zeus, je ne le pense pas. Mais nous-mêmes qu'avons-nous fait dans cet entretien 472e, sinon tracé le modèle (64) d'une bonne cité ? Rien d'autre. Crois-tu donc que ce que nous avons dit fût moins bien dit si nous étions incapables de démontrer qu'on peut fonder une cité sur ce modèle ? Certes non. Telle est donc la vérité, repris-je; mais si tu veux que je m'efforce de montrer, pour te faire plaisir, de quelle façon particulière, et dans quelles conditions, pareille cité est au plus haut point réalisable, fais-moi de nouveau, pour cette démonstration, la même concession que tout à l'heure. Laquelle ? 473 Est-il possible d'exécuter une chose telle qu'on la décrit ? Ou bien est-il dans la nature des choses que l'exécution ait moins de prise sur le vrai que le discours, bien que certains ne le croient pas ? Mais toi, en conviens-tu ou non ? J'en conviens. Ne me force donc pas à te montrer parfaitement réalisé le plan que nous avons tracé dans notre discours. Si nous sommes à même de découvrir comment, d'une manière très proche de celle que nous avons décrite, une cité peut être organisée, avoue que 473b nous aurons découvert que tes prescriptions sont réalisables. Ne seras-tu pas content de ce résultat ? Pour moi, je le serai. Et moi aussi, dit-il. Maintenant nous devons, ce semble, tâcher de découvrir et de montrer quel vice intérieur empêche les cités actuelles d'être organisées comme nous disons, et quel est le moindre changement possible qui les conduira à notre forme de gouvernement : de préférence un seul, sinon, deux, sinon, les moins nombreux et les moins importants qu'il se puisse (65). 473c Parfaitement. Or nous croyons pouvoir montrer qu'avec un seul changement les cités actuelles seraient complètement transformées; il est vrai que ce changement n'est ni peu important, ni facile, mais il est possible. Quel est-il ? Me voici arrivé à ce que nous comparions à la plus haute vague : mais la chose sera dite, dût-elle, comme une vague en gaieté me couvrir de ridicule et de honte. Examine ce que je vais dire. Parle. Tant que les philosophes ne seront pas rois dans 473d les cités, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l'un ou l'autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l'impossibilité d'agir ainsi (66), il n'y aura de cesse, mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain 473e, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu'elle peut l'être, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient l'opinion commune (67). Il est en effet difficile de concevoir qu'il n'y ait pas de bonheur possible autrement, pour l'État et pour les particuliers.


(--) Kant - Projet de paix perpétuelle (1795) - On ne doit pas s'attendre à ce que des rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois ; ce n'est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. Mais que des rois ou des peuples rois (qui se gouvernent eux-mêmes d'après des lois d'égalité) ne permettent pas que la classe des philosophe disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s'exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d'être accusée de propagande.


(V) LA MORALE

La liberté


Le devoir


Le bonnheur


(80) Platon - La République II - Donnons à l'homme de bien et au méchant le pouvoir illimité de tout faire. Suivons-les ensuite, et voyons où la passion les conduira l'un et l'autre. Bientôt nous surprendrons l'homme de bien s'engageant dans la même route que le méchant, entraîné, comme lui, par le désir d'avoir sans cesse davantage, désir dont toute nature poursuit l'accomplissement comme un bien, mais que la loi réprime et réduit par la force au respect de l'égalité. Le meilleur moyen de leur donner le pouvoir dont je parle, [359d] c'est de leur prêter le privilège merveilleux qu'eut, dit-on, Gygès, l'aïeul du Lydien (03). Gygès était un des bergers au service du roi qui régnait alors en Lydie. Après un grand orage où la terre avait éprouvé de violentes secousses, il aperçut avec étonnement une profonde ouverture dans le champ même où il faisait paître ses troupeaux ; il y descendit, et vit, entre autres choses extraordinaires qu'on raconte, un cheval d'airain creux et percé à ses flancs de petites portes à travers lesquelles, passant la tête, il aperçut dans l'intérieur un cadavre d'une taille en apparence plus qu'humaine, qui n'avait d'autre ornement [359e] qu'un anneau d'or à la main. Gygès prit cet anneau et se retira. C'était la coutume des bergers de s'assembler tous les mois, pour envoyer rendre compte au roi de l'état des troupeaux; le jour de l'assemblée étant venu, Gygès s'y rendit et s'assit parmi les bergers avec son anneau. Or il arriva qu'ayant tourné par hasard le chaton en dedans, [360a] il devint aussitôt invisible à ses voisins, et l'on parla de lui comme d'un absent. Étonné, il touche encore légèrement l'anneau, ramène le chaton en dehors et redevient visible. Ce prodige éveille son attention; il veut savoir s'il doit l'attribuer à une vertu de l'anneau , et des expériences réitérées lui prouvent qu'il devient invisible lorsqu'il tourne la bague en dedans, et visible lorsqu'il la tourne en dehors. Alors plus de doute: il parvient à se faire nommer parmi les bergers envoyés vers le roi; il arrive, séduit [360b] la reine, s'entend avec elle pour tuer le roi et s'empare du trône. Supposez maintenant deux anneaux semblables, et donnez l'un au juste et l'autre au méchant. Selon toute apparence, vous ne trouverez aucun homme d'une trempe d'âme assez forte pour rester inébranlable dans sa fidélité à la justice et pour respecter le bien d'autrui, maintenant qu'il a le pouvoir d'enlever impunément tout ce qu'il voudra de la place publique, [360c] d'entrer dans les maisons pour y assouvir sa passion sur qui bon lui semble, de tuer les uns, de briser les fers des autres, et de faire tout à son gré comme un dieu parmi les hommes. En cela rien ne le distinguerait du méchant, et ils tendraient tous deux au même but. Ce serait là une grande preuve que personne n'est juste par choix, mais par nécessité, et que ce n'est point un bien de l'être puisqu'on devient injuste dès qu'on peut l'être impunément. Oui, conclura le partisan de la doctrine que j'expose, l'homme a raison de croire [360d] que l'injustice lui est plus avantageuse que la justice; et quiconque, avec un tel pouvoir, ne voudrait ni commettre aucune injustice ni toucher au bien d'autrui, serait regardé, par tous ceux qui seraient dans le secret, comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes; tous cependant feraient en public son éloge, se trompant mutuellement, dans la crainte d'éprouver eux-mêmes quelque injustice. Voilà pour le premier point; [360e] maintenant je ne vois qu'un moyen de bien juger la condition des deux hommes dont nous parlons : c'est de les considérer à part l'un et l'autre dans le plus haut degré de justice et d'injustice, Pour cela, n'ôtons rien à la justice de l'un ni à l'injustice de l'autre, et supposons-les parfaits chacun dans leur genre. Et d'abord qu'il en soit du méchant comme des artistes supérieurs. Un pilote, un médecin habile voit jusqu'où son art peut aller ; ce qui est possible, [361a] il l'entreprend; ce qui ne l'est pas, il l'abandonne ; et s'il fait une faute, il sait la réparer. De même l'homme injuste qui veut l'être à un degré supérieur, doit conduire ses entreprises injustes avec tant d'habileté qu'il ne soit pas découvert; s'il se laisse surprendre, c'est un homme qui ne sait pas son métier. Le chef-d'œuvre de l'injustice est de paraître juste sans l'être. Donnons-lui donc toute la perfection de l'injustice: qu'il commette les plus grands crimes et qu'il se fasse la plus grande réputation [361b] de vertu ; s'il fait un faux pas, qu'il sache se relever; si ses crimes découverts l'accusent, qu'il soit assez éloquent pour persuader son innocence; qu'enfin il sache emporter de force ce qu'il ne peut obtenir autrement, soit par son courage personnel et sa puissance, soit par le concours dé ses amis et par ses richesses. En face de ce personnage, représentons-nous le juste homme simple, généreux , qui veut, dit Eschyle (04), être bon et non le paraître. Aussi ôtons-lui cette apparence; [361c] car avec elle il sera comblé d'honneurs et de récompenses, et alors on ne saura plus s'il est juste pour la justice elle-même ou pour ces honneurs et ces récompenses. Dépouillons-le de tout excepté de la justice, et rendons le contraste parfait entre cet homme et l'autre : sans être jamais coupable, qu'il passe pour le plus. scélérat des hommes; que son attachement à la justice soit mis à l'épreuve de l'infamie et de ses plus cruelles conséquences; et que jusqu'à [361d] la mort il marche d'un pas ferme, toujours vertueux et paraissant toujours criminel ; afin qu'arrivés tous deux au dernier terme, l'un de la justice, l'autre de l'injustice, on puisse juger quel est le plus heureux.


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Repères

Platon, LA REPUBLIQUE, Livre VII. Texte enrichi de ma table des matières synoptique.