Alors on eût dit que les signes qui devaient ce jour-là me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres , avaient à cœur de se multiplier...[Marcel Prous, Le Temps retrouvé]
I - (A) Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait ; je me trouvais en pays inconnu. Où le situer ? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je ? J'aurais bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le demander, aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et Une Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté, invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé, à qui elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus précisément favorisé d'une, telle apparition magique. [...]Ainsi, tout d'un coup, je me reconnus au milieu d'une musique nouvelle. [...] Ce qui était devant moi me faisait éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. C'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d'orage, commençait au milieu d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit.[...] Et un chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, à la fois ineffable et criard, non plus roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air, aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé, quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais suraigu, de l'éternel matin. -- (B) Ces phrases si différentes étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà et là , dans telles demeures, dans tels musées, et qui était l'univers d' Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les colorations inconnues, inestimables, d'un univers insoupçonné, fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de son œuvre ; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient le mouvement si différent de la sonate et du septuor, l'une brisant en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars, l'une si calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière , jaillie devant différents levers de soleil intérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau.[PR238-243]
II - C'est donc que ce tintement y était toujours et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté J'EXISTAIS DEJA ET DEPUIS, pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant pris de repos, cessé d'exister, de penser, d'avoir conscience de moi , puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était cette notion du temps incorporé , des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure , puisqu'ils touchent SIMULTANEMENT, comme des géants, plongés dans les années , à des époques vécues par eux, si distantes, - entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps.[TR352-3]
Elle choisissait des morceaux ou tout nouveaux ou qu'elle ne m'avait encore joués qu'une fois ou deux car, commençant à me connaître, elle savait que je n'aimais proposer à mon attention que ce qui m'était encore obscur , et pouvoir, au cours de ces exécutions successives, rejoindre les unes aux autres, grâce à la lumière croissante, mais hélas ! dénaturante et étrangère de mon intelligence, les lignes fragmentaires et interrompues de la construction, d'abord presque ensevelie dans la brume. Elle savait, et je crois comprenait la joie que donnait les premières fois à mon esprit ce travail de modelage d'une nébuleuse encore informe . Et pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure d'Albertine je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme de cœur, appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de Velasquez. De même que le volume de cet ange musicien était constitué par les trajets multiples entre les différents points du passé que son souvenir occupait en moi et les différents sièges , depuis la vue jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient à descendre jusque dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait aussi un volume , produit par la visibilité inégale des différentes phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans le brouillard. Albertine savait qu'elle me faisait plaisir en ne proposant à ma pensée que des choses encore obscures et le modelage de ces nébuleuses.[PR358]
Je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure . Je me demandais quelle heure il pouvait être j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne.[CCS3]
I - A - [S'ENDORMIR ...] --- Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «JE M'ENDORS». Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait. Je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que J'ETAIS MOI MÊME ce dont parlait l’ouvrage. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison.
--- B - [... SE REVEILLER ] - A l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, JE TRASSAILLIS attentif, à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, ELLE ETAIT MOI . J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
II - D’où avait pu me venir cette puissante joie ? [CCS44] ... MAIS AU MOMENT OU me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant LA MÊME félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés .Si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit: "Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l'énigme du bonheur que je te propose"[TR173] Toujours dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune, s'était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur; toujours c'était le vaincu qui m'avait paru le plus beau. [...]Et si le lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que J'AURAIS PERDU CONNAISSANCE ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d'eux, pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante Elles forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne toute entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents dans l'étourdissement d'une incertitude pareilleà celle qu'on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de S'ENDORMIR. Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi . Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. J'étais impérieusement sollicité de chercher la cause de cette félicité, du CARACTERE DE CERTITUDE avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois.
- III- Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles CECI DE COMMUN que je les éprouvais à la fois dans le MOMENT ACTUEL et dans un MOMENT ELOIGNE où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire EMPIETER LE PASSE SUR LE PRESENT à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais.
Au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait EXTRA-TEMPOREL, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre , jouir de l'essence, des choses, c'est-à-dire en dehors du temps .
Il est vrai que ces changements nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel , de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait , en dehors même d'une originalité spécifique à les rendre INCOMPARABLES les uns aux autres. Oui, si le souvenir grâce à l'oubli , n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à SA PLACE, A SA DATE, s'il a GARDE SES DISTANCES, son isolement dans le creux d'une vallée, où à la pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois.[TR177]
Un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation - bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés - à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence - et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de TEMPS A L'ETAT PUR[TR179].
Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu' EN DEHORS DE L'ACTION, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.L'être qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses , en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter , dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu'elle leur assigne. [...] Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve LIBEREE et notre VRAI MOI qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute AFFARNCHIE de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme AFFRANCHI de l'ordre du temps.
Aussi cette contemplation de l'essence des choses j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer, mais comment, par quel moyen? [TR182] Je me souvins [...] que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou , en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces CARACTERES HYEROGLYPHES qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire.[...] En somme, dans ce cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'impressions comme celles que m'avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscencescomme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une OEUVRE D'ART? [TR185]
Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents . On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style , ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps , dans une METAPHORE , et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots.[TR196]
Tel NOM lu dans un livre autrefois, contient ENTRE SES SYLLABES le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l'odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d'un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l'incertitude du ciel matinal; une lueur est un vase rempli de parfum, de sons, de moments, d'humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de "décrire les choses", d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui tout en s'appelant réaliste est la plus éloignée de la réalité , celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé dont les choses gardaient l'essence et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer et s'il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire aucun des réussites du réalisme) à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.[TR192]
Ainsi j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l'œuvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais, que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée , et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l'art pouvait nous faire faire n'était-elle pas au fond celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d'habitude à jamais inconnu, notre vraie vie la réalité telle que nous l'avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons que nous sommes emplis d'un tel bonheur, quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. [TR187]
Je m'en assurais, par la fausseté même de l'art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. Je sentais que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires qui m'avaient un moment troublé - notamment celles que la critique avait développées au moment de l'Affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre et qui tendaient à "faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire", à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers.
Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m'avait fait apercevoir que l'œuvre d'art était le seul moyen de retrouver le temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée et je me trouvais avoir vécu pour elle, sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j'aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu'à ce jour aurait pu et n'aurait pas pu être résumée sous ce titre: Une vocation. Elle ne l'aurait pas pu en ce sens que la littérature n'avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l'aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l'embryon d'une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d'elle, ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu'elles contiennent, ont d'abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes comparaisons qui sont fausses si on part d'elles peuvent être vraies si on y aboutit.TR206
La grandeur de l'art véritable c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons , de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés".
Mû par l'instinct qui était en lui, l'écrivain, bien avant qu'il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des RIEN PEUERILS , l'accent avec lequel avait été dite une phrase et l'air de figure et le mouvement d'épaules qu'avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d'autre, il y a de cela bien des années et cela parce que cet accent il l'avait déjà entendu, ou sentait qu'il pourrait le réentendre, que c'était quelque chose de renouvelable, de durable; c'est le SENTIMENT DU GENERAL qui dans l'écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l'œuvre d'art. Car il n'a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu'ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s'étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d'une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements d'épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres est représentée en lui et quand plus tard il écrira, elle lui servira à recréer la réalité soit en composant un mouvement d'épaules commun à beaucoup, vrai comme s'il était noté sur le cahier d'un anatomiste, mais gravé ici pour exprimer une vérité psychologique, soit en emmanchant sur ce mouvement d'épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant de pose.[TR207] C'est que les choses - un livre sous sa couverture rouge comme les autres - sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là et se mêlent indissolublement à elles. [TR191]
D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps , tout le monde le sent , et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace . Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire, signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était cette notion du temps incorporé des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief dans mon œuvre. Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction.
La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années. Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse , parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent.
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu - et j'étais moi-même un de ces individus, - mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres et notamment par les positions qu'il avait occupé successivement par rapport à moi . Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps depuis que je venais de le ressaisir, dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections, que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise TR336
.Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse . Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée.
Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années.
Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres, pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes , de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres.
Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié
le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes,
la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et
que je retrouvais au réveil.
Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation , s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand
lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir »,
j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais,
gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre
de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre
à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans
me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez
Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé
la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit.
Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’étaient les reflets rouges du
couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme
de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où
je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois,
quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau bleuit, un air pur, azuré et salin. [...]
[LES JOURS DE TEMPETE]Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé , les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables,—les beautés des paysages ou du grand art.
Je n’étais curieux,je n’étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans l’intervention des hommes
.De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’une plage toute proche de «ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues».
[LA TERRE ANTIQUE, LE GOTHIQUE, LE PECHEURS]«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et c’est le dernier campement de pêcheurs , pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres.» Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait répondu: «Je crois bien que je connais Balbec! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de l’art persan .» Et ces lieux qui jusque-là ne m’avaient semblé que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques,—et tout aussi en dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut de moyen âge—, ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec—les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé.
[LA SYNTHESE DU DESIR]Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent,—soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec—mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer . J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain , mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan.
[LE RÊVE CONTRAIRE DU PRINTEMPS]Mais à l’approche des vacances de Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant , leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’ils lui étaient opposés et n’auraient pu que l’affaiblir, se substituaient en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car l’alternance des images avait amené en moi un changement de front du désir, et,—aussi brusque que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilité.
[UNE SIMPLE VARIATION ATHMOSPHERIQUE]Puis il arriva qu’une simple variation atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car souvent dans l’une, on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur.
[LA SCIENCE DU NOM ET DE SA CRISTALLISATION]Mais bientôt comme ces phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science s’empare d’eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l’agrément du hasard, de même la production de ces rêves d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’ en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres , dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d’être désignés par des noms, des noms qui n’étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes
. [LA VIE DU NOM]Peut-être même la simplification de ces images fut-elle une des causes de l’empire qu’elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année, que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à Venise, n’ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence les éléments qui composent d’habitude les villes, je fus contraint à faire sortir une cité surnaturelle de la fécondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le génie de Giotto.
Le nom de Florence était divisé en deux compartiments. Dans l’un , sous un dais architectural, je contemplais une fresque à laquelle était partiellement superposé un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans l’autre (car ne pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une ambiance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu’ils ont dans les œuvres des primitifs), je traversais rapidement,—pour trouver plus vite le déjeuner qui m’attendait avec des fruits et du vin de Chianti—le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones.
[...]J’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui , dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni?
[L'ESPACE DU NOM]Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réaliste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus attention à ce qu’il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots «aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise», je me serais rendu compte que ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais, d’aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette merveille inconnue: une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, différencièrent cette époque de ma vie de celles qui l’avaient précédée (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d’un observateur qui ne voit les choses que du dehors, c’est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un motif mélodique introduit une nouveauté qu’on ne pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors du théâtre à compter seulement les quarts d’heure qui s’écoulent.
[LE TEMPS DU NOM]Et encore, même à ce point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de «vitesses» différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois—où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir m’en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu’elles excitaient en moi gardait quelque chose d’aussi profondément individuel que si ç’avait été un amour, un amour pour une personne—je ne cessai pas de croire qu’elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu’il y avait à vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux et d’autant plus tentant pour eux, plus différent de ce qu’ils connaissaient—c’est ce qui me rappelait la réalité de ces images, qui enflammait le plus mon désir, parce que c’était comme une promesse qu’il serait contenté.
Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur , je me rappelle que c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle.
Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: «Zut, zut, zut, zut.»
Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.Et c’est à ce moment-là encore,— grâce à un paysan qui passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,— que j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes . CCS153-54
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent ma brève incertitude du lieu
où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous
n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope .
Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre , des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies ; — chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon ; — parfois la chambre Louis XVI , si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; — où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; — où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver, et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi , m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté
.Je savais très bien que MON CERVEAU était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons: avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même. [...] Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. [..] L'accident cérébral n'était même pas nécessaire . Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires, on en trouve une qu'on avait oubliée, qu'on n'avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses. [Suite]Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand'mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, que l'aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure. Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque toute entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà, celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau , était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder...[TR342]
Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher. Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l'atelier était assez frais, et, sauf à un endroit où le grand jour apposait au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur.[...] Mais j'y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées , analogue à celle qu'en poésie on nomme METAPHORE et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. Les NOMS qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues -- mais que mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas. Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'oeuvre d'Elstir. Une de ses METAPHORES les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation.