René Descartes

Le songe de Descartes

[NOTE 33 à ma thèse] À côté du fameux songe de l’« injection de Irma » [Freud 1900] qui fournit à Sigmund Freud la clé de toute énigme sur le subconscient [« les rêves sont la satisfaction déguisée d’un désir »] je pense qu’on devrait urgemment regagner le moins célèbre mais quand même connu songe que Descartes fit pendant la période tourmentée de sa première retraite parisienne, et qui aujourd’hui serait appelé un « rêve lucide ». Pendant la nuit de son inspiration sur la Méthode, Descartes se réveille à l’intérieur de son rêve, et il décide de l’interpréter en direct sans – dirait-on – « se réveiller » : « Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida, en dormant, que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât ». Il est évident, toutefois, que ma façon de m’exprimer – « sans se réveiller » est bien incorrecte, du moment que Descartes se réveille dans le rêve, en établissant ainsi une parfaite continuité logique, cognitive et métaphysique à l’intérieur de son monde représentationnel : « là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion, et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée ». Manifestement, la méthode suivie dans ses Méditations – où Descartes décide d’enquêter sur des objets mathématiques comme « 2+3=5 », car ils demeurent ce qu’ils sont « soit que je veille ou que je dorme » [« Nam sive vigilem, sive dormiam, duo & tria simul juncta sunt quinque, quadratumque non plura habet latera quàm quatuor - Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés. » Descartes 1641: 20, 1647 :16] – est déjà tracée à l’occasion de cette prise de conscience qui est le contraire exact de celle qui fera la gloire de Freud. En fait, le « moi j’interprète mon rêve » de Descartes n’a aucun besoin de distinguer entre « processus primaire » et « processus secondaire » dans la reconstruction du rêve car… il est en train de rêver son interprétation. Cet énième chiasme – « dans un rêve lucide l’interprétation d’un rêve est le rêve d’une interprétation » – nous éviterait énormément de tourments dans la recherche de ce qu’il y a « derrière » nos représentations, pour nous tenir bien collés aux phénomènes. Dans le cas des mathématiques, et dans tout raisonnement sur le statut de leurs « objets », la prise de conscience cartésienne que la simple perception de l’objet « 2+3=5 » nous endort sur le coup, revêt une importance qu’on ne saurait exagérer ! Je cite ci-dessous tout le passage [l’Olympica] où Baillet parle de cet épisode fondateur de la modernité en Philosophie :


«Un autre (Traité en forme de discours, intitulé Olympica qui n'était que de douze pages, & qui contenait à la marge, d'une encre plus récente, mais toujours de la même main de l'Auteur, une remarque qui donne encore aujourd'hui de l'exercice aux curieux. Les termes auxquels cette remarque était conçue portaient : “XI. Novembris 1620 coepi intelligere fundamentum Inventi mirabilis” dont M. Glerfelier ni les autres Cartésiens n'ont encore pu nous donner l'explication. Cette remarque se trouve vis à vis d'un texte qui semble nous persuader que cet écrit est postérieur aux autres qui font dans la retraite, et qu'il n'a été commencé qu'au mois de Novembre de l'an 1619. Ce texte porte ces termes Latins : “X. Novembris, 1619, cum plenus forem Enthousiasmo, & mirabilis scientiae fundamenta reperire ”. Dans la nouvelle ardeur de ses résolutions, il (M. Descartes) entreprit d'exécuter la première partie de ses desseins, qui ne consistait qu'à détruire. C'était assurément la plus facile des deux. Mais il s'aperçut bien tôt qu'il n'est pas aussi aisé à un homme de se défaire de ses préjugez, que de brûler fa maison. Il s'était déjà préparé à ce renoncement dés le sortir du collège : il en avait fait quelques essais, premièrement durant sa retraite du faubourg S. Germain à Paris, & ensuite durant son séjour de Breda. Avec toutes ces dispositions, il n'eut pas moins à souffrir, que s'il eût été question de se dépouiller de soi-même. Il crût pourtant en être venu à bout. Et à dire vrai, c'était assez que son imagination lui présentât fon esprit tout nu, pour lui faire croire qu'il l'avoir mis effectivement en cet état. Il ne lui restait que l'amour de la Vérité, dont la poursuite devait faire dorénavant toute l'occupation de sa vie. Ce fut la matière unique des tourments qu'il fit souffrir à son esprit pour lors. Mais les moyens de parvenir à cette heureuse conquête ne lui causèrent pas moins d'embarras que la fin même. La recherche qu'il voulut faire de ces moyens, jeta son esprit dans de violentes agitations, qui augmentèrent de plus en plus par une contention continuelle où il le tenait, sans souffrir que la promenade ni les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua de telle sorte, que le feu lui prît au cerveau, & qu'il tomba dans une espèce d'enthousiasme, qui disposa de telle manière son esprit déjà abattu, qu'il le mit en état de recevoir les impressions des songes & des visions.

Il nous apprend [en marge : Cart. Olymp. init. AIS.] que, le dixième de Novembre mil six cent dix-neuf, s'étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut. Après s'être endormi, son imagination se sentit frappée de la représentation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui, et qui l'épouvantèrent de telle forte que, croyant marcher par les rues [en marge : Cart. Olymp.], il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait aller, parce qu'il sentait une grande faiblesse au côté droit, dont il ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais il sentit un vent impétueux qui, l'emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre tours fur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l'épouvanta. La difficulté qu'il avait de se traîner, faisait qu'il croyait tomber à chaque pas, jusqu'à ce qu'ayant aperçu un collège ouvert fur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite, et un remède à son mal.

Il tâcha de gagner l'Église du collège, où sa première pensée était d'aller faire sa prière ; mais s'étant aperçu qu'il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut retourner sur ses pas pour lui faire civilité, et il fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre l'Église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre personne, qui l'appela par son nom en des termes civils et obligeants, et lui dit que, s'il voulait aller trouver monsieur N., il avait quelque chose à lui donner. M. Descartes s'imagina que c'était un melon qu'on avait apporté de quelque pais étranger. Mais ce qui le surprit davantage, fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne autour de lui pour s'entretenir, étaient droits & fermes fur leurs pieds : quoi qu'il fût toujours courbé et chancelant sur le même terrain, et que le vent, qui avait pensé le renverser plusieurs fois, eût beaucoup diminué. Il se réveilla sur cette imagination, et il sentit à l'heure même une douleur effective, qui lui fit craindre que ce ne fût l'opération de quelque mauvais génie qui l'aurait voulu séduire. Aussitôt il se retourna sur le côté droit ; car c'était sur le gauche qu'il s'était endormi, et qu'il avait eu le songe. Il fit une prière à Dieu pour demander d'être garanti du mauvais effet de son songe, et d'être préservé de tous les malheurs qui pourraient le menacer en punition de ses péchez, qu'il reconnaissait pouvoir être assez griefs pour attirer les foudres du ciel sur fa tête : quoiqu'il eût mené jusque-là une vie assez irréprochable aux yeux des hommes.

Dans cette situation il se rendormit, après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. Il lui vint aussitôt un nouveau songe, dans lequel il crût entendre un bruit aigu et éclatant, qu'il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut, le réveilla fur l'heure même ; et ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d'autres temps ; et il ne lui était pas fort extraordinaire, en se réveillant au milieu de la nuit, d'avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais, en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la Philosophie; & il en tira des conclusions favorables pour fon esprit, après avoir observé, en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement, la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi sa frayeur se dissipa, et il se rendormit dans un assez grand calme.

Un moment après, il eut un troisième songe, qui n'eut rien de terrible comme les deux premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table, fans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit, et voyant que c'était un Dictionnaire, il en fut ravi, dans l'espérance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il rencontra un autre livre sous sa main, qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des Poësies de différents Auteurs, intitulé Corpus Poëtarum &c.» [en marge : Divisé en 5 livres, imprimé à Lion & à Genève &c.] Il eut la curiosité de vouloir lire quelque chose ; et à l'ouverture du livre, il tomba sur le vers : Quod vitae sectabor iter ? etc. Au même moment il aperçut un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par Est & Non, et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M. Descartes lui dit qu'il savait ce que c'était, et que cette pièce était parmi les Idylles d'Ausone qui se trouvait dans le gros Recueil des Poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme, & il se mit à feuilleter le livre, dont il se vantait de connaître parfaitement l'ordre et l’économie. Pendant qu'il cherchait l'endroit, l'homme lui demanda où il avait pris ce livre, et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvait lui dire comment il l'avait eu ; mais qu'un moment auparavant il en avait manié encore un autre, qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n'avait pas achevé, qu'il revit paraître le livre à l'autre bout de la table. Mais il trouva que ce Dictionnaire n'était plus entier comme il l'avait vu la première fois. Cependant il en vint aux Poésies d'Ausone, dans le Recueil des Poètes qu'il feuilletait, et ne pouvant trouver la pièce qui commence par Est & Non, il dit à cet homme qu'il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle là, et qu'elle commençait par : Quod vitae sectabor iter? La personne le pria de la lui montrer, & M. Descartes se mettait en devoir de la chercher, lorsqu'il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce : ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu'il n'était pas de la même impression que celui qu'il connaissait. Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent, et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida, en dormant, que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les Sciences ramassées ensemble, et que le Recueil de Poésies, intitulé Corpus poëtarum, marquait en particulier, et d'une manière plus distincte, la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les Poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées, et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des Philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'Enthousiasme, et à la force de l'Imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes, comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant même, que ne peut faire la Raison dans les Philosophes. M. Descartes, continuant d'interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu'on doit choisir, et qui commence par Quod vitae sectabor iter, marquait le bon conseil d'une personne sage, ou même la Théologie Morale. Là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion, et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée. Par les Poètes rassemblés dans le Recueil il entendait la Révélation & l'Enthousiasme, dont il ne désespérerait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers Est & Non, qui est le Oui & le Non de Pythagore [en marge : ?a? ?a? o? ] il comprenait la Vérité et la Fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes. Voyant que l'application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que les petits Portraits de taille-douce, qu'il avait trouvé dans le second livre, il n'en chercha plus l'explication après la visite qu'un Peintre Italien lui rendit dès le lendemain. Ce dernier songe, qui n'avait eu rien que de fort doux et de fort agréable, marquait l'avenir selon lui ; et il n'était que pour ce qui devait lui arriver dans le reste de fa vie. Mais il lit les deux précédents pour des avertissements menaçants touchant sa vie passée, qui pouvait n'avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. Et il crut que c'était la raison de la terreur & de l'effroi dont ces deux songes étaient accompagnés. Le melon, dont on voulait lui faire présent dans le premier songe, signifiait, disait-il, les charmes de la solitude, mais présentes par des sollicitations purement humaines. Le vent qui le poussait vers l'Église du collège, lorsqu'il avait mal au côté droit, n'était autre chose que le mauvais Génie qui tâchait de le jeter par force dans un lieu, où son dessein était d'aller volontairement. » [Descartes 1691 : 180-188. Les italiques sont de moi.]