26 febbraio 2011 - Stage di filosofia per gli allievi di KungFu del Wushufeng
Tout d’abord je me présente. Je suis Eduardo Caianiello, philosophe : créateur du centre Eironeia, Ecole de Philosophie à Viterbo, Italie (www.eironeia.eu) et PhD à l’ EHESS de Paris. En tant que philosophe, je suis essentiellement un éducateur, tandis que l’objet privilégié de mes recherches théoriques sont les dynamiques de l’apprentissage et le rapport entre les formes mathématiques et l’évolution mentale et physique de l’être humain.
Je suis un vieil ami de Nicolas qui me connaît depuis plus de 10 ans, car c’est à l’ASCAM de Paris que j’ai commencé à suivre des cours de Kung Fu, en septembre 2000, après avoir décidé, six mois auparavant, d’en faire la voie royale pour la reconquête philosophique et médicale de mon corps physique. C’est pour me guérir en fait – pour reprendre possession de mon corps, 10 fois opéré du genou, et gravement invalidé par une migraine qui durait depuis 25 ans – qu’au printemps 2000 j’ai choisi la discipline à la fois guerrière, yogique et philosophique du kungfu … et c’est pour cette même raison que peu de temps après – en mars 2001 – Nicolas, Matéo et les autres m’ont vu disparaître… car sur la base de ce que je commençais à découvrir j’avais décidé de plonger dans une complète et profonde retraite pour ne me dédier qu’à la recherche et à la méditation. Pendant les années qui ont suivi donc, d’un côté j’ai rétablit ma santé, de l’autre j’ai creusé en direction des fondements à la fois éthiques et philosophiques de nos sciences, en cherchant, en même temps, un langage satisfaisant pour que la sagesse occidentale et celle de l’Orient puissent en effet, vraiment, se parler. Ce que je vais vous dire à propos des triangles d’Euclide, des trigrammes de Fo-hi et de la « spirale de la Transformation » est donc un fruit des enquêtes à la fois pratiques et théoriques que j’ai poursuivies dans cette direction pendant ces derniers onze ans.
Considérons tout d’abord les images qui entourent le titre.
Les deux personnages en dessous sont : en haut Euclide, qui au travers de la suite à sa droite (Prop.1 des Eléments) nous a enseigné comment faire pousser, dans le vide de notre feuille, le premier triangle équilatère, étalon de mesure de tout ce qui est mesurable dans l’espace du monde : nous traçons une ligne (« grammé ») comme un tige ; un cercle se présente alors, puis un deuxième… un troisième, jusqu’à l’apparition finale du fruit désiré; en bas l’empereur Fo Hi, légendaire créateur des trigrammes (bagua), que j’ai placés à l’issue d’un pareil mouvement émanateur nous montrant l’éclosion, rigoureusement euclidienne, un cercle après l’autre, du vénérable symbole du « Tai-chi »… d’où rayonnent enfin les baguas comme une couronne de pétales.
Or si nous y songeons un instant, ces deux suites transformatives ne sont qu’un développement immédiat des logos de l’école Wu Shu Feng et Eironeia, en dessus du titre. Bien planté au centre de sa force, l’homme/idéogramme sur la gauche projette un coup de pied que l’on dirait « calligraphique »… et qui devient en revanche très exactement « équilatère » dès que, sur la droite, le cercle de son mouvement se redouble (comme chez Euclide) en créant de la sorte une zone de combat/communication entre les deux sphères de « Qi » ainsi venues la lumière. Il sera suffisant de se tenir à ce premier sillon – si évidemment fécond – pour mener une méditation tout à fait fructueuse pour une pratique du Kung-fu / Tai-chi / Chi-Kung pleinement consciente de ses possibilités… qui sont par ailleurs tout simplement infinies.
Recommençons du début : l’homme calligraphié du Wushu Feng. Cela suffit un simple mouvement mental – une différente « intention » (ou « Yi ») projetée sur la feuille – pour voir dans le symbole en Fig.1 non pas l’image d’un homme calligraphié, mais l’idéogramme tracé par un homme calligraphiant.
C’est précisément pour cette raison que l’étudiant traditionnel de Kungfu est vite confronté à l’art de la calligraphie, sans toutefois bien comprendre – mise à part l’habilité « purement manuelle » et l’état d’esprit que cette discipline lui confère – où se trouve, au juste, le rapport profond entre la « grammé » que sa main déploie en « 2D » au pinceau, et les arabesques martiaux que son corps entier, tel un pinceau vivant, trace dans l’espace – bien « 3D » – de sa vie réelle.
La réponse d’ordre cosmique est, en un mot, que ce dont les yeux contemplatifs d’Euclide et du légendaire Fo Hi se convainquent est cela même qui a inspiré toute l’ouvre de Galilée de « euclidisation » de la science physique :
« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. II est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles, et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. Sans eux, c'est une errance vaine dans un labyrinthe obscur » [Galilée, Il Saggiatore]
En somme, si l’homme peut saisir, grâce à un simple trait de sa plume, les mouvements fondamentaux du monde qui l’entoure et l’habite, cela vient de ce que ces mouvements ne sont, enfin, en eux-mêmes, que le phénomène vivant d’une écriture, aux possibilités expressives illimitées. Les grands savants de toutes les époques et de toutes les civilisations sont donc les pionniers qui ont su bravement affronter l’ « obscur labyrinthe » dont parle Galilée pour nous faire cadeau d’un efficace système d’orientation : les symboles écrits de la science.
La réponse d’ordre pratique est en conséquence que pour les maîtres chinois l’apprenti « calligraphiant» cultive l’art de faire couler dans ses membres l’encre… du Cosmos en personne, en se vidant, à cette fin, du propre, pour se transformer de la sorte en un humble stylo. Un stylo bien magique toutefois!, puisque capable d’incarner la totalité des symboles cosmiques qui passent par lui : « des triangles, des cercles, d’autres figures géométriques », des idéogrammes, des cryptogrammes, des hiéroglyphes… Non seulement sa main mais tout son être corporel sera donc engagé en cet exercice de soi-disant habileté « manuelle ». – Réciproquement, lorsque ce même étudiant se meut dans le microcosme du dojo, il ne fera que tracer sur la terre et dans l’air, avec ses mouvements, la « signature » de son corps martial en sa totalité physique et mentale. – Pour ces hauts savoirs, en somme, nous sommes tous des lettres vivantes grâce auxquelles la Vie peut écrire et lire ses histoires sur la feuille de l’univers.
Je ne puis m’empêcher, à ce propos, de vous adresser sur un film, vraiment extraordinaire, où ce rapport entre les symboles de l’écriture est les fondements ultimes du Kung-Fu sont admirablement développés. Ce film est Hero [j’en offre un commentaire philosophique dans le cinéforum de Eironeia - ]… où l’instauration de la Paix et la naissance de la Chine unifiée sous l’empereur Shihuangdi (221 av.J.C.) passe par la contemplation/création d’une nouvelle façon non pas de manier l’épée, mais d’en écrire le nom :
J’ai parlé de l’instauration de la Paix. En poursuivant sur ce même chemin, venons maintenant au deuxième symbole, qui dévoile cette ambition hautement philosophique du Kungfu : un art toujours en même temps guerrier et parfaitement non-violent.
Cette image « euclidienne » exprime vivement le fait que le vrai maître de Kung-fu dispose de la certitude mathématique de la frappe : pour cette raison, il peut se permettre de ne pas frapper, et d’arrêter son coup de pied un millimètre avant le point de contact ; de sa part, lorsque l’ennemi assiste à une telle démonstration, il se désarme (lève les bras) en renonçant instantanément au combat. Ceci est le principe de toute stratégie, et il puise son efficacité aux racines les plus profondes de l’art de la guerre comme, finalement, art d’engendrer la paix, en transformant la violence en force, et la force en sagesse et clémence. A présent, toutefois, ce même principe nous renvoie aux mouvements démonstratifs qui précèdent le moment de l’arrêt final, juste avant cette frappe « virtuelle » qui n’aura en conséquence plus besoin de se produire.
Nous dirons alors comme cela : une séquence parfaitement formée de figures de combat n’est rien de moins qu’un théorème, ou mieux un ensemble de postulats/axiomes.
J’entends par là que le tao-lu idéal est une suite de schèmes fondamentaux qui peuvent être interprétés (appliqués) de plusieurs façons (les théorèmes), pour mener enfin à la conclusion d’une frappe possible qui ne laisse en revanche à l’ennemi aucune possibilité de l’éviter si jamais elle passe à l’acte. C’est bien cette ambition de certitude mathématique du coup conclusif qui enchante les foules devant Bruce Le, Matrix etc. Si je veux je te frappe ; si je ne veux pas, je ne te frappe pas : car grâce à mes théorèmes en mouvement j’ai la parfaite maitrise mentale, physique, mathématique, de cette situation de combat… DONC je suis en paix.
Or tout ce qui précède nous permet de comprendre le rôle des baguas qui rayonnent autour du Taïchi à la fin de l’enchaînement « euclidien » de Fo-hi. Remarquons bien en effet : la séquence de figures qui précède cette éclosion finale est bien un théorème, car le Taichi final que nous faisons pousser une figure après l’autre, est une conséquence mathématique des passages qui le précèdent. Le cercle qui clôt la suite de Fo-hi est donc aussi géométrique que le triangle qui clôt la suite d’Euclide ; pour cette raison, d’ailleurs, Fo-hi et sa femme apparaissent surgissant des la mer « armés » d’une équerre et d’un compas.
En revanche, les baguas qui poussent autour du Taïchi n’ont en effet, aucun rapport « euclidien » évident avec tout le reste, et ils ne peuvent nous apparaître, à ce niveau, que comme une simple décoration artistique du cercle qu’ils entourent. Comment passe-t-on, en effet, de ce cercle à cet ensemble de 23 « arrangements avec répétition » de ligne entière/ligne coupée ? Quel est, en somme, le rapport entre le stylo de Fo-hi, et son compas ?. Ainsi que dans le cas du lien entre la calligraphie et le Kung-fu, nous devons avouer que rien de logiquement distinct ne soude, à ce niveau de surface, les huit graphèmes qui entourent le Taïchi à la démonstration dont Fo-hi se sert pour le dessiner sur la feuille. Le tri-gramme de Fo-hi n’est donc pas le tri-gramme [tri-angle/gone etc.] d’Euclide, car le triangle équilatère de ce dernier est bien le fruit logique des mouvements d’où il découle, tandis que les « pétales » des baguas ne le sont pas. – Sont-ils, donc, illogiques ? Surtout pas! : nous allons voir qu’ils sont plutôt des graines enfouillées dans la profondeur tourbillonnante de l’océan d’où seulement peut surgir toute Logique vraiment vraie.
L’ATTENTE MATHEMATIQUE – Tout d’abord, établissons bien l’existence de cette dimension de profondeur qui pulse derrière toute transformation mathématique de surface, aussi logique, déductive et « mécanique » qu’elle puisse nous apparaître. Revenons à cette fin sur le théorème d’Euclide, et contemplons-le non pas comme s’il était apparu tout ensemble, déjà prêt et concluant, mais comment il doit être apparu – un pas après l’autre – à Euclide même, lorsqu’il l’a formulé pour la première fois. – Si nous y songeons un instant, la description que j’en ai donnée ci-dessus est la seule possible : nous traçons une ligne ; un cercle se présente alors, puis un deuxième… un troisième, jusqu’à l’apparition finale de la conclusion désirée. En fait, si Euclide connaissait déjà la conclusion, avant de commencer, et bien dans ce cas il n’en serait pas l’auteur. Si donc il en est l’auteur, il a forcement dû commencer cet enchaînement sans en connaître la fin. Dans ce cas, il aura bien tracé le premier segment, pour ensuite tout simplement… attendre. Attendre que son intuition logique fasse pousser, dans la terre de son imagination quelque chose de prometteur. De ce point de vue – c'est-à-dire du point de vue du créateur du théorème – nous devons forcement dire « et voilà un cercle apparaît » etc.
PROJETER SON INTENTION DE VERITE DANS LE VIDE – Mais attention ! Là nous ne sommes pas tout à fait en train de décrire la naissance, par inspiration, d’un dessin artistique : Euclide ne se propose certes pas de réaliser un tableau ou de décorer la feuille. Il veut au contraire créer un parcours efficace pour l’établissement d’une vérité scientifique… c'est-à-dire une démonstration, là où devant lui il n’y a que le vide et son intention. Cela signifie, de toute évidence, que d’une façon ou d’une autre notre simple intention – notre Yi – mathématique est capable, en l’absence complète de tout image déjà prête et de toute conclusion déjà disponible, de nous orienter dans la juste direction, dès le début. D’une façon ou d’un autre, nous savons cibler une vérité, même avant de la connaître. Etablissons donc-cela : notre intention – notre Yi – sait se projeter dans le vide pour s’orienter en général vers la vérité mathématique, et en particulier cette vérité – dans notre cas, un triangle équilatère – que nous avons l’intention d’atteindre.
LES CONSTELLATIONS DE PROFONDEUR – Cela dit, est-ce qu’entre l’œil de notre première intention et l’étoile de cette vérité à atteindre il n’y a que les ténèbres nocturnes d’un vide, où nous ne pouvons qu’espérer qu’une forme se présente, sans que nous ne puissions rien faire, activement, pendant le temps de l’attente ? De tout évidence non, car de fait nous pouvons nous entrainer : c'est-à-dire « faire des choses » pour que notre attente donne en effet les fruits souhaités. Ces « choses » pourtant ne pourront certes pas être des figures déjà «mathématiques », car nous cherchons là, justement, la façon d’obtenir la première d’elles : en t0 nous semons la graine d’un segment en ciblant le fruit d’un triangle équilatère, pour ensuite, en ti voir apparaître le premier cercle du tronc de notre démonstration. « S’entraîner » signifie par conséquent que dans ce vide d’attente entre t0 (la graine) et ti (le fruit) nous faisons quelque chose d’efficace pour que le premier cercle de notre arbre démonstratif se présente dès que nous le souhaitons, mais ces « choses » ne pourront pas appartenir à aucun tronc mathématique déjà existant. Autrement dit : les actions accomplies pour rendre propice ce temps d’attente seront plutôt l’eau – et donc la terre, le soleil, l’air… à savoir les éléments [stoikeïa] – destinés à arroser notre graine, et non pas à leur tour des morceaux d’une plante déjà poussée… qui n’a pas encore poussé. Ces éléments sont donc une multiplicité de formes mathématiques – des vraies constellations – de pure profondeur, et ne peuvent être fréquentées et explorées qu’avec des mouvements profonds de notre esprit, ainsi que des attitudes de notre être global essentiellement dirigées aux racines de notre connaissance, plutôt qu’aux résultats techniques des performances qui en jailliront.
Il ne nous reste donc qu’à les montrer, ces « formes mathématiques de profondeur », et à voir comment notre esprit doit bouger en leur présence : deux tâches qui en effet n’en font qu’une, car la présence devant nous d’une forme profonde de la pensée n’est que le reflet d’une pensée profonde de cette même forme.
Il faudra ensuite bien comprendre que ce mouvement profond de notre pensée - qui est une vraie pratique, yoga et kungfu en même temps, des formes mathématiques - est la seule condition pour que nous puissions arriver non pas à les imiter mais à les incarner pleinement, et à en faire en conséquence autant de principes de nos mouvements physiques