Livre VI (502d-fin)
1. Position du problème. Le Roi Philosophe, les Hautes Sciences et la Connaissance Suprême du Bien.
1.1 « Les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes ».
1.2 La nature philosophique est toutefois une très rare synthèse de contraires…
1.3 … qui devra donc être repérée au travers d’une sévère mise à l’épreuve, tant physique qu’intellectuelle.
2. Qu’est ce que le Bien ?
2.1 La phénoménologie du Bien.
2.2 La science « analogique » du Bien.
2.3 Passage analogique au Monde de la Pensée.
2.3.1 Visible et Invisible
2.3.2 La Ligne
2.3.3 La meta-mathématique méta-physique de Platon
Livre VII
1 LE MYTHE DE LA CAVERNE
1.1 LA SITUATION
1.2 DE LA CAVERNE AU SOLEIL : LES PHASES DE LA LIBERATION
1.3 CLE D’INTERPRETATION DU MYTHE
2 LA NATURE, LA DYNAMIQUE ET LES ELEMENTS DU PROCESSUS EDUCATIF
2.1 L’ « EBLOUISSEMENT COGNITIF » ET LA DOUBLE POLARITE IMMANENTE A TOUT PROCESSUS EDUCATIF
2.2 LA NATURE DE LA TRANSFORMATION EDUCATIVE
2.3 LA DOUBLE TACHE DU LEGISLATEUR/EDUCATEUR
3 LE PROGRAMME D’ETUDES A L’ECOLE DES PHILOSOPHES
3.0 LE BUT : PROVOQUER UNE « CATASTROPHE »
3.1 PREMIERE PHASE : LES 5 SAVOIRS SUPREMES
3.1.1 Arithmétique
3.1.1.1 Digression : les objets sensibles qui invitent à l’examen
3.1.1.2 Reprise: les objets intelligibles qui invitent à l’examen
3.1.2 Géométrie
3.1.2.1 Digression: la destination de la science : la Connaissance et le Moi
3.1.3 Stéréométrie
3.1.4 Astronomie
3.1.5 Musique
3.2 DEUXIEME PHASE : L’INTUITION SYNOPTIQUE
3.3 TROISIEME PHASE: LA DIALECTIQUE
3.3.1 Le Dialecticien, et son parcours de guerre
4 LES CHEFS DE LA REPUBLIQUE. LEUR SELECTION, LEUR EDUCATION, LEUR VIE.
4.1 LES VERTUS DU CHEF
4.2 LES PHASES DE L’EDUCATION ET LES CRITERES DE SELECTION
4.3 CONCLUSION. LE REVE DE LA REPUBLIQUE N’EST PAS QU’UN SONGE
Eh bien ! Puisque nous sommes parvenus, non sans peine, à ce résultat, il faut traiter ce qui suit, c'est-à-dire de quelle manière, par quelles études et quels exercices, 502d nous formerons les sauveurs de la constitution, et à quel âge nous devrons les y appliquer. Oui, il faut traiter cette question, approuva-t-il. Mon habileté ne m'a servi de rien, avouai-je, quand j'ai voulu précédemment passer sous silence la difficulté de la possession des femmes, la procréation des enfants et l'établissement des chefs, sachant combien la réglementation la plus conforme à la vérité est mal vue et difficile à appliquer; car maintenant je ne me trouve pas moins obligé d'en parler. Il est vrai que nous en avons 502e fini avec ce qui regarde les femmes et les enfants; mais pour ce qui est des chefs, il faut reprendre la question au début. Nous avons dit [Livre IIII, 412e-414b] si tu t'en souviens, que, mis à l'épreuve du plaisir et de la douleur, ils devaient faire paraître leur amour pour la cité, et ne jamais se 503 départir de leur conviction patriotique au milieu des travaux, des dangers, et des autres vicissitudes; qu'il fallait rejeter celui qui se montrerait défaillant, et celui qui sortirait de toutes ces épreuves aussi pur que l'or du feu, l'établir chef et le combler de distinctions et d'honneurs, pendant sa vie et après sa mort. Voilà ce 503b que j'ai dit en termes détournés et enveloppés, craignant de provoquer la discussion où nous nous trouvons engagés maintenant. – C'est très exact, je m'en souviens. J'hésitais, mon ami, à dire ce que j'avance à présent. Mais le parti en est pris, et je déclare que les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes. – Soit.
Observe combien il est probable que tu en aies peu. Car les éléments qui doivent selon nous composer leur naturel se trouvent rarement rassemblés dans le même être; le plus souvent ce naturel est comme déchiré en deux. – 503c Comment l'entends-tu? Ceux qui sont doués de facilité à apprendre, de mémoire, d'intelligence, de sagacité et de toutes les qualités qui s'ensuivent, n'ont pas coutume, tu le sais, de joindre naturellement à la fougue et à l'élévation des idées un penchant qui les porte à vivre dans l'ordre avec calme et constance. De tels hommes se laissent aller où leur vivacité les emporte et ne présentent rien de stable. – Tu dis vrai. Mais d'autre part ces caractères fermes et solides, 503d auxquels on se confie de préférence, et qui, à la guerre, restent impassibles en face du danger, se comportent de même à l'égard des sciences; comme engourdis, ils sont lents à s'émouvoir, lents à comprendre, et somnolent, bâillent à l'envie, quand ils ont à se livrer à un travail de ce genre. – C'est cela. Or nous avons dit que les gardiens devaient bel et bien participer de ces deux caractères, sans quoi ils ne pouvaient prétendre ni à une éducation supérieure, ni aux honneurs, ni au pouvoir. – Et avec raison. – Eh bien ! Conçois-tu que cela sera rare? – Comment non?
...Particulièrement, le candidat philosophe devra passer l’examen des « Hautes Sciences », car elles sont nécessaires à l’appréhension de la Science Suprême du Bien. Or l’acquisition de cette connaissance unique demande une méthode d’enquête plus puissante (une « route plus longue ») que celle que nous avons auparavant appliquée pour arriver à la définition des 4 « vertus cardinales ».
Il faut donc les soumettre aux épreuves dont nous 503e parlions tout à l'heure, travaux, dangers, plaisirs, et de plus – nous l'avons omis alors mais le déclarons maintenant – les exercer dans un grand nombre de sciences, afin de voir si leur nature est à même de supporter les études les plus hautes, ou si elle perd courage, 504 comme d'autres font dans la lutte. – Il convient en effet de les soumettre à cette épreuve. Mais quelles sont ces «hautes sciences» dont tu parles? Tu te souviens peut-être, répondis-je, qu'après avoir distingué trois parties dans l'âme, nous nous sommes servis de cette distinction pour expliquer la nature de la justice, de la tempérance, du courage et de la sagesse. – Si je ne m'en souvenais point, observa-t-il, je ne mériterais pas d'entendre le reste. Te rappelles-tu aussi ce que nous avons dit auparavant? – Quoi donc? 504b – Nous avons dit [Livre IV, 436d] que pour arriver à la connaissance la plus parfaite de ces vertus il y avait une autre route plus longue, et qu'à celui qui l'aurait parcourue, elles seraient clairement révélées; mais qu'il était possible aussi de rattacher la démonstration à ce qui venait d’être dit. Vous avez prétendu que cela suffisait, et, de la sorte, la démonstration qui fut faite manqua, à mon sens, d'exactitude. Si vous en êtes satisfaits, c'est à vous de le dire. – Mais il me semble que tu nous as fait juste mesure, et c'est aussi l'opinion des autres. – Mais mon ami, repris-je, en de semblables sujets toute 504c mesure qui s'écarte tant soit peu de la réalité n'est pas une juste mesure; car rien d'imparfait n'est la juste mesure de rien; pourtant on trouve quelquefois des personnes qui s'imaginent que cela suffit et qu'il n'est nul besoin de pousser les recherches plus loin. – Oui, dit-il, c'est le sentiment que la paresse inspire à beaucoup de gens. – Mais s'il est quelqu'un qui doive se défendre de l'éprouver, observai-je, c'est bien le gardien de la cité et des lois. – Apparemment. – 504d Il faut donc, camarade, qu'il suive la plus longue route, et qu'il ne travaille pas moins à s'instruire qu'à exercer son corps; autrement, comme nous l'avons dit, il n’atteindra pas la Connaissance Suprême, qui lui convient tout particulièrement. – Ainsi ce dont nous parlons n'est pas ce qu'il y a de plus sublime, et il existe quelque chose de plus grand que la justice et les vertus que nous avons énumérées? Oui, quelque chose de plus grand; et j'ajoute que de ces vertus mêmes il ne suffit point de contempler, comme maintenant, une simple esquisse : on ne saurait se dispenser d'en rechercher le tableau le plus achevé. Ne serait-il pas en effet ridicule de mettre tout en œuvre 504e pour atteindre, en des sujets de peu d'importance, au plus haut degré de précision et de netteté, et de ne pas juger dignes de la plus grande application les sujets les plus élevés? – Si, mais crois-tu qu'on te laissera passer outre sans te demander quelle est cette connaissance que tu appelles la plus élevée, et quel est son objet? – Non pas, repris-je, mais interroge-moi. – En tout cas, tu m'as entendu parler plus d'une fois de cette science; mais maintenant, ou tu l'as oublié, ou tu songes à me 505 susciter de nouveaux embarras.
(1) Le Bien est universellement désiré - Comme les hommes ne désirent aucune possession ou connaissance qu’en ce qu’ils peuvent en profiter, à savoir en tirer « du bien », cela montre que nous tous connaissons clairement, et que nous poursuivons un même bien, sans pourtant le connaître suffisamment.
Et je penche pour cette dernière opinion puisque tu m'as souvent entendu dire que l'idée du bien est la plus haute des connaissances, celle à qui la justice et les autres vertus empruntent leur utilité et leurs avantages. Tu n'ignores guère, à présent, que c'est là ce que je vais dire, en ajoutant que nous ne connaissons pas suffisamment cette idée. Or si nous ne la connaissons aucunement, connussions-nous aussi bien que possible tout le reste, tu sais que ces connaissances ne nous seraient sans elle d'aucun profit, non plus, de même, que la possession d'un objet sans celle du bon. 505b Crois-tu en effet qu'il soit avantageux de posséder beaucoup de choses, si elles ne sont pas bonnes, ou de tout connaître, à l'exception du bien, et de ne rien connaître de beau ni de bon? – Non, par Zeus, je ne le crois pas.
2) Celle du bien est donc pour nous une notion « claire », mais pas «distincte ». En effet, lorsqu’il s’agit de rendre distinctement compte de notre idée de bien, que nous tenons pour évidente, nous restons perplexes, en n’en fournissant que des définitions soit circulaires soit incomplètes car conditionnées (le bien-intelligence, et bien-plaisir).
– Et certes, tu sais également que la plupart des hommes font consister le bien dans le plaisir, et les plus raffinés dans l'intelligence. – Comment non? Et aussi, mon ami, que ceux qui pensent que le bien est l’intelligence, ne peuvent expliquer de quelle intelligence il s'agit, mais sont forcés de dire, à la fin, que c'est l'intelligence… du bien ! – Oui, dit-il, et cela est fort plaisant. – Et comment ne serait-il pas plaisant de leur part 505c de nous reprocher notre ignorance à l'égard du bien, et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions? Ils disent que c'est l'intelligence du bien, comme si nous devions les comprendre dès qu'ils auront prononcé ce nom de bien. – C'est très vrai. Mais que dire de ceux qui définissent le bien par le plaisir? Sont-ils dans une moindre erreur que les autres? Et ne sont-ils pas forcés de convenir qu'il y a des plaisirs mauvais? – Si fait. – Il leur arrive donc, je pense, de convenir que les mêmes choses sont bonnes et mauvaises, n'est-ce pas? – Sans doute. Ainsi il est évident que le sujet comporte de graves et nombreuses difficultés. – Comment le nier?
(3) Le Bien est en tous cas la seule chose que nous désirons en sa pleine authenticité, au delà de toute apparence
En outre n'est-il pas aussi évident que la plupart des gens optent pour ce qui paraît juste et beau, et, même si cela ne l'est pas, veulent cependant le faire, le posséder, ou en tirer réputation, tandis que nul ne se contente de ce qui paraît bon, qu'on recherche ce qui l'est réellement, et que chacun, en ce domaine, méprise l'apparence? Certes, dit-il. 505e
(4) En synthèse, le bien [-d’une-chose], en sa pleine authenticité, est l’objet universel des désirs des hommes, qui pourtant n’arrivent qu’à le nommer « clairement », sans savoir en saisir « distinctement » la présence et la nature. Cela les rend incapables de croire à son existence réelle avec la même foi immédiate qui accompagne la perception des objets ordinaires du monde qui nous entoure.Les chefs de la cité, pourtant, ne devront pas partager cette ignorance : ils devront au contraire posséder une connaissance aussi claire que distincte de cette entité - le Bien - auquel tous se réfèrent.
Or, ce bien, que toute âme poursuit et en vue duquel elle fait tout, dont elle soupçonne l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir suffisamment ce qu'il est, et y croire de cette foi solide qu'elle a en d'autres choses - ce qui la prive des avantages qu'elle pourrait tirer de ces 506 dernières ce bien si grand et si précieux, dirons-nous qu'il doit rester couvert de ténèbres pour les meilleurs de la cité, ceux à qui nous confierons tout. – Assurément non, répondit-il – Je pense donc que les choses justes et belles posséderont un gardien de peu de valeur en celui qui ignorera par où elles sont bonnes; je prédis même que personne ne les connaîtra bien avant de le savoir. – Ta prédiction est fondée. – Eh bien ! Aurons-nous un gouvernement parfaitement 506b ordonné, s'il a pour chef un gardien qui connaisse ces choses? – Nécessairement, dit-il.
(1) Socrate refuse de donner son « opinion » à propos du Bien: il soumettra donc sa notion à la même analyse qu’il a appliquée aux quatre « vertus cardinales »…
Mais toi, Socrate, fais-tu consister le bien dans la science, dans le plaisir, ou dans quelque autre objet? – Ah ! Te voilà bien ! M’écriai-je; il était clair depuis longtemps que tu ne t'en tiendrais pas à l'opinion des autres là-dessus ! – C'est qu'il ne me semble pas juste, Socrate, que tu exposes les opinions des autres et non les tiennes, alors que tu t'es occupé si longtemps de ces questions. 506c Quoi donc? Demandai-je, te paraît-il juste qu'un homme parle de ce qu'il ignore comme s'il le savait ? - Non pas comme s'il le savait; mais il peut proposer à titre de conjecture ce qu'il pense. – Mais quoi ! N’as-tu pas remarqué à quel point les opinions qui ne reposent pas sur la science sont misérables? Les meilleures d'entre elles sont aveugles - car vois-tu quelque différence entre des aveugles marchant droit sur une route, et ceux qui atteignent par l'opinion une vérité dont ils n'ont pas l'intelligence? – Aucune, avoua-t-il. - Préfères-tu donc regarder des choses laides, aveugles et difformes, quand il t'est permis d'en entendre, d'autre 506d part, de claires et de belles? – Par Zeus ! Socrate, dit alors Glaucon, ne t'arrête pas comme si tu étais déjà arrivé au terme; nous serons satisfaits si tu nous expliques la nature du bien comme tu as expliqué celle de la justice, de la tempérance et des autres vertus. – Et moi aussi, camarade, j'en serais pleinement satisfait, mais je crains d'en être incapable, et si j'ai le courage de le tenter, d'être payé de rires pour ma maladresse.
(2) … mais comme nous ne pouvons pas saisir directement le Bien en sa pureté, il faudra l’atteindre par analogie : nous devrons nous contenter de « connaître le fils », en l’attente de pouvoir « percevoir le Père ».
Mais, bienheureux amis, de ce que peut être le bien en soi ne nous occupons pas pour le moment – car l'atteindre 506e en ce moment, tel qu'il m'apparaît, dépasse à mon sens la portée de notre effort présent. Toutefois, je consens à vous entretenir de ce qui me paraît être le fruit du bien et lui ressemble le plus, si cela vous est agréable; sinon, laissons là ce sujet. – Parle toujours du fils, dit-il; une autre fois tu t'acquitteras en nous parlant du père. – Je voudrais bien qu'il fût à mon pouvoir de vous 507 payer cette dette, et au vôtre de la percevoir, et que nous ne dussions pas nous contenter des intérêts. Recevez cependant cet enfant, ce fruit du bien en soi. Mais prenez garde que je ne vous trompe involontairement, en vous rendant un faux compte de l'intérêt. – Nous y prendrons garde autant que nous le pourrons, répliqua-t-il; parle seulement.
(3) La séparation visible/intelligible – Nous partons d’une première dichotomie : celle de la séparation entre le Monde Visible des sens – la multiplicité des choses « belles », « bonnes » etc. – et le Monde Invisible de la Pensée, où seulement nous pouvons saisir l’unité – l’ « être réel » – sousjaçant à cette même multiplicité.
Je le ferai, mais après m'être mis d'accord avec vous, en vous rappelant ce qui a été dit plus haut et en plusieurs autres rencontres. – Quoi? demanda-t-il. 507b – Nous disons, répondis-je, qu'il y a de multiples choses belles, de multiples choses bonnes, etc., et nous les distinguons dans le discours. Nous appelons en revanche « beau en soi », « bien en soi » et ainsi de suite, l'être réel de chacune des choses que nous posions d'abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur idée propre, postulant l'unité de cette dernière. – C'est cela. Et nous disons que les unes sont perçues par la vue et non par la pensée, mais que les idées sont pensées et ne sont pas vues 507c. – Parfaitement.
(4) La structure et la dynamique interne du monde visible. - La structure interne des phénomènes visibles comprend non seulement les puissances [« ergon » : vertus, fonctions] de voir/être vu et les substrats matériels [« organon »] qui en sont doués - l’œil/objet visible – mais aussi un troisième élément – la lumière – qui seul peut activer ce rapport potentiel entre l’œil et les objets de la vision.
Or, par quelle partie de nous-mêmes percevons-nous les choses visibles? – Par la vue – Ainsi nous saisissons les sons par l'ouïe, et par les autres sens toutes les choses sensibles, n'est-ce pas? – Sans doute. – Mais as-tu remarqué combien l'ouvrier de nos sens s'est mis en frais pour façonner la faculté de voir et d'être vu? Pas précisément.
– Eh bien! Considère-le de la façon suivante : est-il besoin à l'ouïe et à la voix de quelque chose d'espèce différente pour que l'une entende et que l'autre soit 507d entendue, de sorte que si ce troisième élément vient à manquer, la première n'entendra point et la seconde ne sera point entendue? Nullement, dit-il. Et je crois que beaucoup d'autres facultés, pour ne pas dire toutes, n'ont besoin de rien de semblable. Ou bien pourrais-tu m'en citer une? Non, répondit-il.
– Mais ne sais-tu pas que la faculté de voir et d'être vu en a besoin? - Comment? - En admettant que les yeux soient doués de la faculté de voir, que celui qui possède cette faculté s'efforce de s'en servir, et que les objets auxquels il l'applique soient colorés, s'il n'intervient pas un troisième élément, destiné précisément à cette fin, tu sais que la vue ne 507e percevra rien et que les couleurs seront invisibles. De quel élément parles-tu donc? demanda-t-il. De ce que tu appelles la lumière, répondis-je. - Tu dis vrai. - Ainsi le sens de la vue et la faculté d'être vu sont unis par un lien incomparablement plus précieux que celui 508 qui forme les autres unions, si toutefois la lumière n'est point méprisable. - Mais certes, il s'en faut de beaucoup qu'elle soit méprisable !
(5) Ce troisième élément de la lumière est engendré par le Soleil, d’où émane en même temps l’être matériel de l’œil (pour la cosmologie de Platon la Terre et tous ses habitants ont été accouchés par le Soleil : ils sont donc faits de matière solaire) et l’ « essence » nécessaire à son fonctionnement (comme dans le cas de la photosynthèse des plantes). Le Soleil est donc dans tous les sens à l’origine du phénomène de la vue : du fait que nous voyons (lorsque il y a de la lumière) et de l’existence-maintien de son organe, l’œil. La vue de sa part est capable de connaître – car elle la perçoit – la source de son être.
Quel est donc de tous les dieux du ciel, celui que tu peux désigner comme le maître de ceci, celui dont la lumière permet à nos yeux de voir de la meilleure façon possible, et aux objets visibles d'être vus? Celui-là même que tu désignerais, ainsi que tout le monde; car c'est le soleil évidemment que tu me demandes de nommer.
Maintenant, la vue, de par sa nature, n'est-elle pas dans le rapport que voici avec ce dieu? – Quel rapport? – Ni la vue n'est le soleil, ni l'organe où elle se forme, et que nous appelons l'œil. 508b – Non, certes. – Mais l'œil est, je pense, de tous les organes des sens, celui qui ressemble le plus au soleil. De beaucoup. Eh bien ! La puissance qu'il possède ne lui vient-elle point du soleil, comme une émanation de ce dernier ? – Si fait – Donc le soleil n'est pas la vue, mais, en étant le principe, il est aperçu par elle. Oui, dit-il.
[1] Sache donc que c'est lui [le soleil] que je nomme le fils du bien, que le bien a engendré semblable à lui-même (508c) : ce que le bien est dans le domaine de l'intelligible à l'égard de la pensée et de ses objets, le soleil l'est dans le domaine du visible à l'égard de la vue et de ses objets. – Comment? demanda-t-il; explique-moi cela.
[2] Tu sais, répondis-je, que les yeux, lorsqu'on les tourne vers des objets dont les couleurs ne sont plus éclairées par la lumière du jour, mais par la lueur des astres nocturnes, perdent leur acuité et semblent presque aveugles, comme s'ils n'étaient point doués de vue nette. Je le sais fort bien. 508d Mais lorsqu'on les tourne vers des objets qu'illumine le soleil, ils voient distinctement et montrent qu'ils sont doués de vue nette. Sans doute.
Conçois donc qu'il en est de même à l'égard de l'âme; quand elle fixe ses regards sur ce que la vérité et l'être illuminent, elle le comprend, le connaît, et apparaît douée d’intellect [noun] ; mais quand elle les porte sur ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s'émousse, elle n'a plus que des opinions et passe sans cesse de l'une à l'autre, et semble dépourvue d’intellect. Elle en semble dépourvue, en effet. 508e.
[3] Dis donc que ce qui confère vérité aux choses connaissables et puissance de les connaître au sujet connaissant, c'est l'Idée du Bien. En ce qu’elle est la cause de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, mais si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l'idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté. Comme, 509 dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil [hélioeïdé], mais tort de croire qu'elles sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la vérité sont l'une et l'autre semblables au bien [agathoeïdé], mais faux de croire que l'une ou l'autre soit le bien. La nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse.
Sa beauté, d'après toi, est au-dessus de toute expression [amékanos] s'il produit la science et la vérité et s'il est encore plus beau qu'elles. – Assurément, tu ne le fais pas consister dans le plaisir – Ne blasphème pas, repris-je; mais considère plutôt son image de cette manière. Comment? 509b
[4] Tu avoueras, je pense, que le soleil donne aux choses visibles non seulement le pouvoir d'être vues, mais encore la génération, l'accroissement et la nourriture, sans être lui-même génération. – Comment le serait-il, en effet? – Avoue aussi que les choses connaissables ne tiennent pas seulement du bien leur connaissabilité, mais encore leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l'essence, mais fort au-delà de l’essence [epekeïna tès ousias] en dignité et en puissance.
Alors Glaucon s'écria de façon comique : par Apollon ! 509c voilà une merveilleuse supériorité ! – C'est ta faute aussi ! Pourquoi m'obliger à dire ma pensée sur ce sujet ? – Ne t'arrête pas là, reprit-il, mais achève ta comparaison avec le soleil, s'il te reste encore quelque chose à dire. – Mais certes ! il m'en reste encore un grand nombre ! – N'omets donc pas la moindre chose.
Je pense que j'en omettrai beaucoup. Cependant, tout ce que je pourrai dire en ce moment, je ne l'omettrai pas de propos délibéré. C'est cela.
Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux (509d) rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre du visible [oratòn]: je ne dis pas du ciel [ouranòs] de peur que tu ne croies que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible? Je les imagine.
[1] Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux, l'un représentant le Genre Visible, l'autre le Genre Intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion.
[2] Tu auras alors, en classant les divisions obtenues d'après leur degré relatif de clarté ou d'obscurité :
Dans le Monde Visible : un premier segment, (509e) celui des images, et j'appelle « images » d'abord les ombres, (510) ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables ; un second segment, qui correspond aux objets que ces images représentent, j'entends les animaux qui nous entourent, les plantes, et tous les ouvrages de l'art. Je le pose.
[3] Consens-tu aussi à dire, demandai-je, que, sous le rapport de la vérité et de son contraire, la division a été faite de telle sorte que l'image est à l'objet qu'elle reproduit comme l'opinion est à la science? 510b. J'y consens fort bien.
[4] Examine à présent comment il faut diviser le Monde Intelligible. Comment? De telle sorte que pour atteindre l'une de ses parties l'âme soit obligée de se servir, comme d'autant d'images, des originaux du monde visible, procédant, à partir d'hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion; tandis que pour atteindre l'autre - qui aboutit à un principe anhypothétique - elle devra, partant d'une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des seules idées, prises en elles-mêmes.
Fig.1
Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis. 510c Eh bien! Reprenons-le. Tu le comprendras sans doute plus aisément après avoir entendu ce que je vais dire.
[1] Tu sais, j'imagine, que ceux qui s'appliquent à la géométrie, à l'arithmétique ou aux sciences de ce genre, posent à la base le pair et l'impair, les figures, trois sortes d'angles et d'autres choses de la même famille, pour chaque recherche différente; qu'ayant supposé ces choses comme s'ils les connaissaient, ils ne daignent en donner raison ni à eux-mêmes ni aux autres, estimant qu'elles sont claires pour tous; qu'enfin, partant de là, ils 510d déduisent ce qui s'ensuit et finissent par atteindre, de manière conséquente, l'objet que visait leur enquête. Je sais parfaitement cela, dit-il.
[2] Tu sais donc qu'ils se servent de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu'elles reproduisent; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu'ils tracent, et ainsi du reste; des choses qu'ils modèlent ou dessinent, et qui (510e) ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme d'autant d'images pour chercher à voir ces choses en soi qu'on ne voit autrement que par la pensée. (511) – C'est vrai. – Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypothèses : qu'elle ne procède pas alors vers un principe – puisqu'elle ne peut remonter au delà de ses hypothèses – mais emploie comme autant d'images les originaux du monde visible, qui ont leurs copies dans la section inférieure, et qui, par rapport à ces copies, sont regardés et estimés comme clairs et distincts. Je comprends que ce que tu dis s'applique à la géométrie 511b et aux arts de la même famille.
[3] Comprends maintenant que j'entends par deuxième division du Monde Intelligible, celle que la raison même [logos] atteint par la puissance de la dialectique [dia-logos], en faisant des hypothèses qu'elle ne regarde pas comme des principes, mais réellement comme des hypothèses, c'est-à-dire des points de départ et des tremplins pour s'élever jusqu'au principe universel qui ne suppose plus de condition. Une fois ce principe saisi, elle s'attache à toutes les conséquences qui en dépendent, et descend ainsi jusqu'à la conclusion sans avoir recours à aucune donnée sensible, mais aux seules idées, par quoi elle procède, et à quoi 511c elle aboutit.
[4] Je te comprends un peu, mais point suffisamment - car il me semble que tu traites un sujet fort difficile; tu veux distinguer sans doute, comme plus claire, la connaissance de l'être et de l'intelligible que l'on acquiert par la science dialectique de celle qu'on acquiert par ce que nous appelons les techniques (ou arts = technaï) qui traitent des simples hypothèses comme des principes [arkaï]. Il est vrai que ceux qui s'appliquent aux techniques sont obligés de faire usage du raisonnement et non des sens ; et pourtant, puisque dans leurs enquêtes (511d) ils ne montent pas vers un principe, mais se basent uniquement sur des hypothèses, tu ne crois pas qu'ils aient l'intellection complète [noun] des objets étudiés, encore qu'ils pourraient l’atteindre avec un vrai principe. Tu appelles donc connaissance discursive [dia-noïa] et non intellection, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l'opinion et l'intellection.
[5] Tu m'as très suffisamment compris, dis-je. Applique maintenant à ces quatre divisions les quatre opérations 511e de l'âme : l'intelligence [noésis] à la plus haute, la connaissance discursive [dia-noïa] à la seconde, à la troisième la foi [pistis], à la dernière l'imagination [eïkasia]; et range-les en ordre en leur attribuant plus ou moins d'évidence, selon que leurs objets participent plus ou moins à la vérité. – Je comprends, dit-il; je suis d'accord avec toi et j'adopte l'ordre que tu proposes.
Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que (514a) voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que (514b) devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles - Je vois cela, dit-il. Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en (515a) pierre, en bois, et en toute espèce de matière naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers. Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face? Et comment? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie? (515b) Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même? - Sans contredit.
Phase 0 - Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient? Il y a nécessité. Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux? Non, par Zeus, dit-il. 515c Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. C'est de toute nécessité. Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance.
Phase 1 – Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement 515d l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant? Beaucoup plus vraies, reconnut-il. 515e Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre? Assurément. Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences?
Phase 2 – Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière [516] pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies? Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord. Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler 516b plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. Sans doute. À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est. Nécessairement, dit-il. Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, 516c est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
Phase 3 – Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers? Si, certes. Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et 516d qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait? 516e Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
Phase 4 – Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil? Assurément si, dit-il. Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue 517 est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens , et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas? Sans aucun doute, répondit-il.
(517b) Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers l’espace de la pensée tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires le connaître. Dieu sait si cette image est vraie… pour moi, telle est mon opinion : 517c dans le monde de la pensée, l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière; que, dans le monde de la pensée, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique. – Je partage ton opinion, dit-il, autant que je le puis.
Eh bien! Partage-la encore sur ce point, et ne t'étonnes pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes 517d aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Cela est bien naturel si notre allégorie est exacte. – C'est, en effet, bien naturel, dit-il.
Mais quoi? penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations 517e qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même? – Il n'y a là rien d'étonnant.
En effet, repris-je, un homme sensé se rappellera que 518 les yeux peuvent être troublés de deux manières et par deux causes opposées : par le passage de la lumière à l'obscurité, et par celui de l'obscurité à la lumière; et ayant réfléchi qu'il en est de même pour l'âme, quand il en verra une troublée et embarrassée pour discerner certains objets, il n'en rira pas sottement, mais examinera plutôt si, venant d'une vie plus lumineuse, elle est, faute d'habitude, offusquée par les ténèbres, ou si, passant de l'ignorance à la lumière, elle est éblouie de son trop 518b vif éclat; dans le premier cas il l'estimera heureuse en raison de ce qu'elle éprouve et de la vie qu'elle mène; dans le second, il la plaindra, et s'il voulait rire à ses dépens, ses moqueries seraient moins ridicules que si elles s'adressaient à l'âme qui redescend du séjour de la lumière. – C'est parler, dit-il, avec beaucoup de sagesse.
Il nous faut donc, si tout cela est vrai, en conclure ceci ; l'éducation n'est point ce que certains proclament qu'elle 518c est ; car ils prétendent l'introduire dans l'âme, où elle n'est point, comme on donnerait la vue à des yeux aveugles. Ils le prétendent, en effet. Or, repris-je, le présent discours montre que chacun possède la faculté d'apprendre et l'organe destiné à cet usage, et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner qu'avec le corps tout entier des ténèbres vers la lumière, cet organe doit aussi se détourner avec l'âme tout entière de ce qui naît, jusqu'à ce qu'il devienne capable de supporter la vue de l'être et de ce qu'il y a de 518d plus lumineux dans l'être; et cela nous l'appelons le bien, n'est-ce pas? Oui. L'éducation est donc l'art qui se propose ce but, la conversion de l'âme, et qui recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l'opérer; elle ne consiste pas à donner la vue à l'organe de l'âme, puisqu'il l'a déjà; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s'efforce de l'amener dans la bonne direction. Il le semble, dit-il.
(A) « Le Principe de Conservation de la Quantité de Connaissance »
Maintenant, les autres vertus, appelées vertus de l'âme, paraissent bien se rapprocher de celles du corps - car, en réalité, quand on ne les a pas tout d'abord, on les peut 518e acquérir dans la suite par l'habitude et l'exercice; mais la vertu de science appartient très probablement à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais sa force, et qui, selon la direction qu'on lui donne, devient 519 utile et avantageux ou inutile et nuisible. N’as-tu pas encore remarqué, au sujet des gens que l'on dit méchants mais habiles, combien perçants sont les yeux de leur misérable petite âme, et avec quelle acuité ils discernent les objets vers lesquels ils se tournent? Leur âme n'a donc pas une vue faible, mais comme elle est contrainte de servir leur malice, plus sa vue est perçante, plus elle fait de mal. – Cette remarque est tout à fait juste, dit-il.
(B) Le libre envol de la montgolfière de l’Ignorance vers le ciel de la Connaissance
Et cependant, poursuivis-je, si de pareils naturels étaient émondés dès l'enfance, et que l'on coupât les excroissances de la famille du devenir, comparables à des masses de plomb, qui s'y développent par l'effet de la 519b gourmandise, des plaisirs et des appétits de ce genre, et qui tournent la vue de l'âme vers le bas; si, libérés de ce poids, ils étaient tournés vers la vérité, ces mêmes naturels la verraient avec la plus grande netteté, comme ils voient les objets vers lesquels ils sont maintenant tournés. C'est vraisemblable, reconnut-il.
(C) L’ancrage de la montgolfière de la Connaissance au sol de l’Ignorance : le Contrat entre le Philosophe et la Cité
Mais quoi ! n'est-il pas également vraisemblable, et nécessaire d'après ce que nous avons dit, que ni les gens sans éducation et sans connaissance de la vérité, ni ceux qu'on laisse passer toute leur vie dans l'étude, ne sont 519c propres au gouvernement de la cité, les uns parce qu'ils n'ont aucun but fixe auquel ils puissent rapporter tout ce qu'ils font dans la vie privée ou dans la vie publique, les autres parce qu'ils ne consentiront point à s'en charger, se croyant déjà transportés de leur vivant dans les îles fortunées. – C'est vrai, dit-il. Il nous incombera donc, à nous fondateurs, d'obliger les meilleurs naturels à se tourner vers cette science que nous avons reconnue tout à l'heure comme la plus sublime, à voir le bien et à faire cette ascension; mais, 519d après qu'ils se seront ainsi élevés et auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu'on leur permet aujourd'hui. – Quoi donc? De rester là-haut, répondis-je, de refuser de descendre de nouveau parmi les prisonniers et de partager avec eux travaux et honneurs, quel que soit le cas qu'on en doive faire.
(D) Au bonheur de la Cité
Hé quoi ! s'écria-t-il, commettrons-nous à leur égard l'injustice de les forcer à mener une vie misérable, alors qu'ils pourraient jouir d'une condition plus heureuse? 519e Tu oublies encore une fois, mon ami, que la Loi ne se préoccupe pas d'assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu'elle s'efforce de réaliser le bonheur de la cité tout entière, en unissant les citoyens par la persuasion ou la contrainte, et en les amenant à se faire part les uns aux autres des avantages que chaque 520 classe peut apporter à la communauté; et que, si elle forme de tels hommes dans la cité, ce n'est point pour les laisser libres de se tourner du côté qu'il leur plaît, mais pour les faire concourir à fortifier le lien de l'État. – C'est vrai, dit-il, je l'avais oublié.
(E) La dette du Philosophe envers la Cité
Au reste, Glaucon, observe que nous ne serons pas coupables d'injustice envers les philosophes qui se seront formés chez nous, mais que nous aurons de justes raisons à leur donner en les forçant à se charger de la conduite et de la garde des autres. Nous leur dirons en effet : 520b « Dans les autres cités, il est naturel que ceux qui sont devenus philosophes ne participent point aux travaux de la vie publique, puisqu'ils se sont formés eux-mêmes, malgré le gouvernement de ces cités; or il est juste que celui qui se forme soi-même et ne doit sa nourriture à personne, ne veuille en payer le prix à qui que ce soit. Mais vous, nous vous avons formés dans l'intérêt de l'État comme dans le vôtre pour être ce que sont les chefs et les rois dans les ruches; nous vous avons donné une éducation meilleure et plus parfaite que celle de ces 520c philosophes-là, et vous avons rendus plus capables d'allier le maniement des affaires à l'étude de la philosophie. Il faut donc que vous descendiez, chacun à votre tour, dans la commune demeure, et que vous vous accoutumiez aux ténèbres qui y règnent; lorsque vous vous serez familiarisés avec elles, vous y verrez mille fois mieux que les habitants de ce séjour, et vous connaîtrez la nature de chaque image, et de quel objet elle est l'image, parce que vous aurez contemplé en vérité le beau, le juste et le bien. Ainsi le gouvernement de cette cité qui est la vôtre et la nôtre sera une réalité et non pas un vain songe, comme celui des cités actuelles, où les chefs se battent pour des ombres et se disputent l'autorité, 520d qu'ils regardent comme un grand bien. Voici là-dessus quelle est la vérité : la cité où ceux qui doivent commander sont les moins empressés à rechercher le pouvoir, est la mieux gouvernée et la moins sujette à la sédition, et celle où les chefs sont dans des dispositions contraires se trouve elle-même dans une situation contraire. – Parfaitement, dit-il. Eh bien ! crois-tu que nos élèves résisteront à ces raisons et refuseront de prendre part, à tour de rôle, aux labeurs de l'État, tout en passant d'ailleurs ensemble la majeure partie de leur temps dans la région de la pure lumière? C'est impossible, répondit-il, car nos prescriptions sont justes et s'adressent à des hommes justes. Mais il est 520e certain que chacun d'eux ne viendra au pouvoir que par nécessité, contrairement à ce que font aujourd'hui les chefs dans tous les États. Oui, repris-je, il en est ainsi, mon camarade; si tu découvres pour ceux qui doivent commander une condition 521 préférable au pouvoir lui-même, il te sera possible d'avoir un État bien gouverné; car dans cet État seuls commanderont ceux qui sont vraiment riches, non pas d'or, mais de cette richesse dont l'homme a besoin pour être heureux : une vie vertueuse et sage. Par contre, si les mendiants et les gens affamés de biens particuliers viennent aux affaires publiques, persuadés que c'est là qu'il faut en aller prendre, cela ne te sera pas possible; car on se bat alors pour obtenir le pouvoir, et cette guerre domestique et intestine perd et ceux qui s'y livrent et le reste de la cité. Rien de plus vrai, dit-il. Or, connais-tu une autre condition que celle du vrai 521b philosophe pour inspirer le mépris des charges publiques ? – Non, par Zeus. D'autre part, il ne faut pas que les amoureux du pouvoir lui fassent la cour, autrement il y aura des luttes entre prétendants rivaux. – Sans doute. Par conséquent, à qui imposeras-tu la garde de la cité, sinon à ceux qui sont les plus instruits des moyens de bien gouverner un État, et qui ont d'autres honneurs et une condition préférable à celle de l'homme public? – À personne d'autre. 521c
Veux-tu donc que nous examinions maintenant de quelle manière se formeront des hommes de ce caractère, et comment on les fera monter vers la lumière, comme certains sont montés, dit-on, de l'Hadès au séjour des dieux? Comment ne le voudrais-je pas? Cela ne sera pas, apparemment, un simple tour de palet; il s'agira d'opérer la conversion de l'âme d'un jour aussi ténébreux que la nuit vers le jour véritable, c'est-à-dire de l'élever jusqu'à l'être; et c'est ce que nous appellerons la vraie philosophie – Parfaitement. (521a) Il faut donc examiner quelle est, parmi les sciences, celle qui est propre à produire cet effet. Sans doute. Quelle est donc, Glaucon, la science qui attire l'âme de ce qui devient vers ce qui est?
… Mais, en parlant, ceci me revient à l'esprit : n'avons-nous pas dit que nos philosophes devaient être dans leur jeunesse des athlètes guerriers? Si, nous l'avons dit. Il faut donc que la science que nous cherchons, outre ce premier avantage, en ait encore un autre. – Lequel? – Celui de ne pas être inutile à des hommes de guerre. Assurément il le faut, si la chose est possible. 521e Or, c'est par la gymnastique et la musique que nous les avons précédemment formés. – Oui. – Mais la gymnastique a pour objet ce qui devient et ce qui meurt, puisque c'est du développement et du dépérissement du corps qu'elle s'occupe. – Évidemment. – Elle n'est donc pas la science que nous cherchons. – Non. – Serait-ce la musique, telle que nous l'avons décrite 522 plus haut?
Mais, répliqua-t-il, elle n'était, s'il t'en souvient, que la contrepartie de la gymnastique, formant les gardiens par l'habitude, et leur communiquant au moyen de l'harmonie un certain accord - et non la science - et une certaine eurythmie au moyen du rythme; et dans les discours ses caractères étaient semblables, qu'il s'agît de discours fabuleux ou véridiques; mais d'étude qui conduisît au but que tu te proposes maintenant, elle n'en comportait aucune. 522b Tu me rappelles très exactement ce que nous avons dit; en vérité, elle n'en comportait aucune. Mais alors, excellent Glaucon, quelle sera cette étude? Car les arts nous sont tous apparus comme mécaniques... – Sans doute.
Mais quelle autre étude reste-t-il si nous écartons la musique, la gymnastique et les arts? Eh bien ! Répondis-je, si nous ne trouvons rien à prendre hors delà, prenons quelqu'une de ces études qui s'étendent à tout. Laquelle?
Par exemple cette étude commune, qui sert à tous les 522c arts, à toutes les opérations de l'esprit et à toutes les sciences, et qui est une des premières auxquelles tout homme doit s'appliquer. – Laquelle? demanda-t-il.Cette étude vulgaire qui apprend à distinguer un, deux et trois; je veux dire, en un mot, la science des nombres et du calcul; n'est-il pas vrai qu'aucun art, aucune science ne peut s'en passer? Certes ! Ni, par conséquent, l'art de la guerre? Il y a grande nécessité. En vérité, Palamède, chaque fois qu'il apparaît 522d dans les tragédies, nous présente Agamemnon sous les traits d'un fort plaisant général. Ne prétend-il pas en effet, que c'est lui, Palamède, qui, après avoir inventé les nombres, disposa l'armée en ordre de bataille devant Ilion, et fit le dénombrement des vaisseaux et de tout le reste, comme si avant lui rien de cela n'eût été dénombré et qu'Agamemnon, apparemment, ne sût pas combien de pieds il avait, puisqu'il ne savait pas compter. Quel générai serait-ce là à ton avis? Un général singulier, dit-il, si la chose était vraie. 522e Dès lors, repris-je, nous poserons comme nécessaire au guerrier la science du calcul et des nombres. Elle lui est tout à fait indispensable s'il veut entendre quelque chose à l'ordonnance d'une armée, ou plutôt s'il veut être homme.
Maintenant, demandai-je, fais-tu la même remarque que moi au sujet de cette science? – Laquelle? – 523a Qu’elle pourrait bien être une de ces sciences que nous cherchons et qui conduisent naturellement à la pure intelligence; mais personne n'en use comme il faudrait, quoiqu'elle soit parfaitement propre à élever jusqu'à l'être. – Que veux-tu dire? – Je vais t'expliquer ma pensée; ce que je distinguerai comme propre ou non à mener au but dont nous parlons, considère-le avec moi, puis donne ou refuse ton assentiment, afin que nous puissions voir plus clairement si la chose est telle que je l'imagine. – Montre ce dont il s'agit.
Je te montrerai donc, si tu veux bien regarder, que parmi les objets de la sensation les uns n'invitent point l'esprit à l'examen, parce que les sens suffisent à en juger, tandis que les autres l'y invitent instamment, parce que la sensation, à leur sujet, ne donne rien de sain.
Par "objets ne provoquant point l'examen", répondis-je, j'entends ceux qui ne donnent pas lieu, en même temps, à deux sensations opposées; et je considère ceux qui y donnent lieu comme provoquant l'examen, puisque, qu'on les perçoive de près ou de loin, les sens n'indiquent pas qu'ils soient ceci plutôt que le contraire.
Voici trois doigts, le pouce, l'index et le majeur. Conçois que je les suppose vus de près; maintenant, fais avec moi cette observation : chacun d'eux nous paraît également un doigt; peu importe à cet égard qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou mince, et ainsi du reste. Dans tous ces cas, l'âme de la plupart des hommes n'est pas obligée de demander à l'entendement ce que c'est qu'un doigt, car la vue ne lui a jamais témoigné en même temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt. Il est donc naturel, repris-je, qu'une pareille sensation n'excite ni ne réveille l'entendement.
Mais quoi? la vue discerne-t-elle bien la grandeur et la petitesse des doigts, et à cet égard lui est-il indifférent que l'un d'eux soit au milieu ou à l'extrémité? et n'en est-il pas de même pour le toucher à l'égard de l'épaisseur et de la minceur, de la mollesse et de la dureté? et les données des autres sens ne sont-elles pas pareillement défectueuses? N'est-ce pas ainsi que chacun d'eux procède? D'abord le sens préposé à la perception de ce qui est dur a charge de percevoir aussi ce qui est mou , et il rapporte à l'âme que le même objet lui donne une sensation de dureté et de mollesse. Il en est ainsi.
Or, n'est-il pas inévitable qu'en de tels cas l'âme soit embarrassée et se demande [aporousa aïnittétai]ce que signifie [ti pote semaïneï] une sensation qui lui présente une même chose comme dure et comme molle? De même dans la sensation de la légèreté et dans celle de la lourdeur que doit-elle entendre par léger et par lourd si l'une lui signale que le lourd est léger, et l'autre que le léger est lourd? 524b En effet, dit-il, ce sont là d'étranges témoignages pour l'âme et qui réclament l'examen. Il est donc naturel, repris-je, que l'âme appelant alors à son secours le raisonnement et l'intelligence tâche de se rendre compte si chacun de ces témoignages porte sur une chose ou sur deux . […] Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d'elles lui paraît une et distincte de l'autre. Oui. Si donc chacune lui paraît une, et l'une et l'autre deux, elle les concevra comme séparées; car si elles n'étaient pas séparées elle ne les concevrait pas comme étant deux mais une . C'est exact.
La vue a perçu la grandeur et la petitesse non point séparées, mais confondues ensemble , n'est-ce pas? Oui. Et pour éclaircir cette confusion, l'entendement est forcé de voir la grandeur et la petitesse non plus confondues, mais séparées , contrairement à ce que faisait la vue. C'est vrai. Or, n'est-ce pas de là que nous vient d'abord la pensée de nous demander ce que peuvent être la grandeur et la petitesse? Si fait. Et c'est de la sorte que nous avons défini l'intelligible et le visible ».
Et le nombre et l'unité, dans quelle classe les ranges-tu? Je ne sais, répondit-il. Eh bien, juges-en d'après ce que nous venons de dire. Si l'unité est perçue en elle-même, de façon satisfaisante, par la vue ou par quelque autre sens, elle n'attirera pas 524e notre âme vers l'essence, non plus que le doigt dont nous parlions tout à l'heure; mais si la vue de l'unité offre toujours quelque contradiction , de sorte qu'elle ne paraisse pas plus unité que multiplicité, alors il faudra un juge pour décider ; l'âme est forcément embarrassée, et, réveillant en elle l'entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que peut être l'unité en soi ; c'est ainsi que la perception de l'unité est de celles qui conduisent et tournent l'âme vers la contemplation de l'être.
Certes, dit-il, la vue de l'unité possède ce pouvoir à un très haut degré, car nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu'à l'infini. Et s'il en est ainsi de l'unité, poursuivis-je, il en est de même de tout nombre? Sans doute. Or, la logistique et l'arithmétique portent tout entières sur le nombre? Certainement. Ce sont par conséquent des sciences propres à conduire 525b à la vérité. Oui, éminemment propres. Elles sont donc, semble-t-il, de celles que nous cherchons, car l'étude en est nécessaire au guerrier pour ranger une armée, et au philosophe pour sortir de la sphère du devenir et atteindre l'essence, sans quoi il ne serait jamais arithméticien. C'est vrai dit-il. Mais notre gardien est à la fois guerrier et philosophe? Sans doute. Il conviendrait donc, Glaucon, de prescrire cette étude par une loi, et de persuader à ceux qui doivent remplir 525c les plus hautes fonctions publiques de se livrer à la science du calcul, non pas superficiellement, mais jusqu'à ce qu'ils arrivent, par la pure intelligence, à connaître la nature des nombres; et de cultiver cette science non pas pour la faire servir aux ventes et aux achats, comme les négociants et les marchands, mais pour l'appliquer à la guerre, et pour faciliter la conversion de l'âme du monde de la génération vers la vérité et l'essence. Très bien dit. Et j'aperçois maintenant, après avoir parlé de la 525d science des nombres, combien elle est belle et utile, sous bien des rapports, à notre dessein, à condition qu'on l'étudie pour connaître et non pour trafiquer. Qu'admires-tu donc si fort en elle? Ce pouvoir, dont je viens de parler, de donner à l'âme un vigoureux élan vers la région supérieure, et de l'obliger à raisonner sur les nombres en eux-mêmes, sans jamais souffrir qu'on introduise dans ses raisonnements des nombres visibles et palpables. Tu sais en effet ce que 525e font les gens habiles en cette science : si l'on essaie, au cours d'une discussion, de diviser l'unité proprement dite, ils se moquent et n'écoutent pas. Si tu la divises, ils la multiplient d'autant, dans la crainte qu'elle n'apparaisse plus comme une, mais comme un assemblage de parties. C'est très vrai, dit-il. 526 Que crois-tu donc, Glaucon, si quelqu'un leur demandait : « Hommes merveilleux, de quels nombres parlez-vous? Où sont ces unités, telles que vous les supposez, toutes égales entre elles, sans la moindre différence, et qui ne sont pas formées de parties? » que crois-tu qu'ils répondraient? Ils répondraient, je crois, qu'ils parlent de ces nombres qu'on ne peut saisir que par la pensée, et qu'on ne peut manier d'aucune autre façon. Tu vois ainsi, mon ami, que cette science a l'air de nous être vraiment indispensable, puisqu'il est évident qu'elle 526b oblige l'âme à se servir de la pure intelligence pour atteindre la vérité en soi. Oui, elle est remarquablement propre à produire cet effet. Mais n'as-tu pas observé que les calculateurs-nés sont naturellement prompts à comprendre toutes les sciences, pour ainsi dire, et que les esprits lourds, lorsqu'ils ont été exercés et rompus au calcul, même s'ils n'en retirent aucun autre avantage, y gagnent au moins celui d'acquérir plus de pénétration. C'est incontestable, dit-il. Au reste, il serait difficile, je pense, de trouver beaucoup 526c de sciences qui coûtent plus à apprendre et à pratiquer que celle-là. Certes. Pour toutes ces raisons, il ne faut pas la négliger, mais y former les meilleurs naturels. Je suis de ton avis. Voilà donc, repris-je, une première science adoptée.
(A) Examinons si cette deuxième, qui s'y rattache, nous convient en quelque manière. Laquelle? demanda-t-il; est-ce de la géométrie que tu veux parler? D'elle-même, répondis-je. En tant qu'elle se rapporte aux opérations de la guerre, 526d il est évident qu'elle nous convient; car pour asseoir un camp, prendre des places fortes, resserrer ou étendre une armée, et lui faire exécuter toutes les manœuvres qui sont d'usage dans les batailles ou dans les marches, le même général se montre autrement supérieur s'il est géomètre que s'il ne l'est pas. Mais en vérité, répliquai-je, il n'est pas besoin pour cela de beaucoup de géométrie et de calcul. Il faut 526e donc examiner si le fort de cette science et ses parties les plus avancées tendent à notre but, qui est de faire voir plus facilement l'idée du bien. Or y tend, disons-nous, tout ce qui force l'âme à se tourner vers le lieu où réside le plus heureux des êtres, que, de toute façon, elle doit contempler. Tu as raison. Par conséquent, si la géométrie oblige à contempler l'essence, elle nous convient; si elle s'arrête au devenir, elle ne nous convient pas. C'est notre opinion. (B) 527 Or, aucun de ceux qui savent un peu de géométrie ne nous contestera que la nature de cette science est directement opposée au langage qu'emploient ceux qui la pratiquent. Comment? demanda-t-il. Ce langage, assurément, est fort ridicule et misérable; car c'est en hommes de pratique, ayant en vue les applications, qu'ils parlent de « carrer », de « construire » sur une ligne, d' « ajouter », et qu'ils font sonner d'autres mots semblables 527b, alors que cette science tout entière n'a d'autre objet que la CONNAISSANCE. C'est parfaitement vrai. Ne faut-il donc pas convenir encore de ceci? De quoi? Qu'elle a pour objet la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt. Il est aisé d'en convenir, dit-il; la géométrie est en effet la connaissance de ce qui est toujours. Par suite, mon noble ami, elle attire l'âme vers la vérité, et développe en elle cet esprit philosophique qui élève vers les choses d'en haut les regards que nous abaissons à tort vers les choses d'ici-bas. Oui, elle produit cet effet autant qu'il se peut. 527c Il faut donc, autant qu'il se peut, prescrire aux citoyens de ta Callipolis de ne point négliger la géométrie; elle a d'ailleurs des avantages secondaires qui ne sont pas à mépriser. Lesquels? Ceux que tu as mentionnés, répondis-je, et qui concernent la guerre; en outre, pour ce qui est de mieux comprendre les autres sciences, nous savons qu'il y a une différence du tout au tout entre celui qui est versé dans la géométrie et celui qui ne l'est pas. Oui, par Zeus, du tout au tout. Voilà donc la seconde science que nous prescrirons aux jeunes gens. Prescrivons-la, dit-il.
Et maintenant l'astronomie sera-t-elle la troisième science? 527d Que t'en semble? C'est mon avis; car savoir aisément reconnaître le moment du mois et de l'année où l'on se trouve est chose qui intéresse non seulement l'art du laboureur et l'art du pilote, mais encore, et non moins, celui du général. – Tu m'amuses, dis-je; en effet, tu sembles craindre que le vulgaire ne te reproche de prescrire des études inutiles. Or il importe beaucoup, encore que ce soit difficile, de croire que les études dont nous parlons purifient et ravivent en chacun de nous un organe de l'âme gâté et aveuglé 527e par les autres occupations - organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c'est par lui seul qu'on aperçoit la vérité. À ceux qui partagent cette opinion tes propos paraîtront extrêmement justes; mais ceux qui n'ont là-dessus aucune lumière trouveront naturellement que ces propos ne signifient rien; car en dehors de l'utilité pratique, ils ne voient dans ces sciences aucun autre avantage digne de mention. Demande-toi donc auquel de ces deux groupes d'auditeurs tu t'adresses; ou bien si ce n'est ni pour les 528 uns ni pour les autres, mais pour toi principalement que tu raisonnes, sans envier pourtant à un autre le profit qu'il peut tirer de tes raisonnements. – C'est le parti que je choisis, répondit-il : de parler, de questionner et de répondre principalement pour MOI.
(A) Reviens alors en arrière, dis-je, car tout à l'heure nous n'avons pas pris la science qui suit immédiatement la géométrie. – Comment cela? demanda-t-il. Après les surfaces nous avons pris les solides déjà en mouvement, avant de nous occuper des solides en eux-mêmes 528b; or l'ordre exige qu'après ce qui est élevé à la seconde puissance on passe à ce qui l'est à la troisième, c'est-à-dire aux cubes et aux objets qui ont de la profondeur. C'est vrai, dit-il; mais il me semble, Socrate, que cette science n'est pas encore découverte. (C) Aussi bien, repris-je, cela tient à deux causes : d'abord, aucune cité n'honore ces recherches, et comme elles sont difficiles, on y travaille faiblement; ensuite, les chercheurs ont besoin d'un directeur sans lequel leurs efforts seront vains. Or il est difficile d'en trouver un, et le trouverait-on, dans l'état actuel des choses, ceux qui s'occupent de ces 528c recherches ont trop de présomption pour lui obéir. Mais si une cité tout entière coopérait avec ce directeur et honorait cette science, ils obéiraient, et les questions que pose cette dernière, étudiées avec suite et vigueur, seraient élucidées, puisque même à présent, méprisée du vulgaire, tronquée par des chercheurs qui ne se rendent pas compte de son utilité en dépit de tous ces obstacles, et par la seule force du charme qu'elle exerce, elle fait des progrès; aussi n'est-il pas surprenant qu'elle en soit 528d au point où nous la voyons. Certes, dit-il, elle exerce un charme extraordinaire.
(A) Mais explique-moi plus clairement ce que tu disais tout à l'heure. Tu mettais d'abord la science des surfaces ou géométrie. Oui. Et l'astronomie immédiatement après; puis, tu es revenu sur tes pas. C'est que, dans ma hâte d'exposer rapidement tout cela, je recule au lieu d'avancer. En effet, après la géométrie, vient la science qui étudie la dimension de profondeur; mais comme elle n'a encore donné lieu qu'à des recherches ridicules, je l'ai laissée pour passer à l'astronomie, c'est-à-dire au mouvement des solides. – 528e C'est exact. Plaçons donc l'astronomie au quatrième rang, en supposant que la science que nous laissons à présent de côté se constituera quand la cité s'en occupera. (B) C'est vraisemblable, dit-il. Mais comme tu m'as reproché tout à l'heure de faire un éloge maladroit de l'astronomie, je vais la louer maintenant d'une manière conforme au point de vue sous lequel tu l'envisages. Il est, 529 ce me semble, évident pour tout le monde qu'elle oblige l'âme à regarder en haut et à passer des choses d'ici-bas aux choses du ciel. Peut-être, répliquai-je, est-ce évident pour tout le monde sauf pour moi; car je n'en juge pas ainsi. Et comment en juges-tu? demanda-t-il. De la façon dont la traitent ceux qui prétendent l'ériger en philosophie, elle fait, à mon avis, regarder en bas. Comment l'entends-tu? Ma foi ! Elle ne manque pas d'audace ta conception de l'étude des choses d'en haut ! Tu as l'air de croire qu'un homme qui regarderait les ornements d'un plafond 529b, la tête penchée en arrière, et y distinguerait quelque chose, userait, ce faisant, de sa raison et non de ses yeux ! Peut-être, après tout, est-ce toi qui en juges bien et moi sottement; mais je ne puis reconnaître d'autre science qui fasse regarder en haut que celle qui a pour objet l'être et l'invisible; et si quelqu'un tente d'étudier une chose sensible en regardant en haut, bouche béante, ou en bas, bouche close, j'affirme qu'il n'apprendra jamais - car la science ne comporte rien de sensible - et que son âme ne regarde pas en haut mais en bas, étudiât-il couché à 529c la renverse sur terre ou flottant sur le dos en mer! Tu as raison de me reprendre; je n'ai que ce que je mérite. – Mais comment disais-tu qu'il fallait réformer l'étude de l'astronomie pour la rendre utile à notre dessein? (C) Voici, dis-je. 529d On doit considérer les ornements du ciel comme les plus beaux et les plus parfaits des objets de leur ordre, mais, puisqu'ils appartiennent au monde visible, ils sont bien inférieurs aux vrais ornements, aux mouvements selon lesquels la pure vitesse et la pure lenteur, dans le vrai nombre et toutes les vraies figures, se meuvent en relation l'une avec l'autre, et meuvent ce qui est en elles; or ces choses sont perçues par l'intelligence et la pensée discursive et non par la vue; ou peut-être crois-tu le contraire? Nullement. Il faut donc, poursuivis-je, se servir des ornements du ciel ainsi que de modèles dans l'étude de ces choses invisibles, comme on ferait si l'on trouvait des dessins tracés 529e et exécutés avec une habileté incomparable par Dédale ou par quelque autre artiste ou peintre : en les voyant, un géomètre estimerait que ce sont des chefs-d'oeuvre de fin, mais il trouverait ridicule de les étudier sérieusement dans le propos d'y saisir la vérité sur les rapports des 530 quantités égales, doubles ou autres. En effet, ce serait ridicule. Et le véritable astronome, ne crois-tu pas qu'il éprouvera le même sentiment en considérant les mouvements des astres? Il pensera que le ciel et ce qu'il renferme ont été disposés par leur créateur avec toute la beauté qu'on peut mettre en de pareils ouvrages; mais quant aux rapports du jour à la nuit, du jour et de la nuit aux mois, des mois à l'année, et des autres astres au soleil, 530b à la lune et à eux-mêmes, ne trouvera-t-il pas qu'il est absurde de croire que ces rapports soient toujours les mêmes et ne varient jamais - alors qu'ils sont corporels et visibles - et de chercher par tous les moyens à y saisir la vérité ? C'est mon avis, dit-il, maintenant que je viens de t'entendre. Donc, repris-je, nous étudierons l'astronomie comme la géométrie, à l'aide de problèmes, 530c et nous laisserons les phénomènes du ciel, si nous voulons saisir vraiment cette science, et rendre utile la partie intelligente de notre âme, d'inutile qu'elle était auparavant. Certes, dit-il, tu prescris là aux astronomes une tâche maintes fois plus difficile que celle qu'ils font aujourd'hui ! Et je pense, ajoutai-je, que nous prescrirons la même méthode pour les autres sciences, si nous sommes de bons législateurs.
(A) Mais pourrais-tu me rappeler encore quelque science qui convienne à notre dessein? Non, du moins pas sur-le-champ. Cependant le mouvement ne présente pas qu'une seule forme : il en a plusieurs, ce me semble. Un savant pourrait 530d peut-être les énumérer toutes; mais il en est deux que nous connaissons. Lesquelles? Outre celle que nous venons de mentionner, une autre qui lui répond. Quelle? Il semble, répondis-je, que comme les yeux ont été formés pour l'astronomie, les oreilles l'ont été pour le mouvement harmonique, et que ces sciences sont sœurs, comme l'affirment les Pythagoriciens, et comme nous, Glaucon, nous l'admettons, n'est-ce pas? Oui. Comme l'affaire est d'importance, nous prendrons leur 530e opinion sur ce point et sur d'autres encore, s'il y a lieu; mais, dans tous les cas, nous garderons notre principe. (B) Lequel? Celui de veiller à ce que nos élèves n'entreprennent point d'étude en ce genre qui resterait imparfaite, et n'aboutirait pas au terme où doivent aboutir toutes nos connaissances, comme nous le disions tantôt au sujet de l'astronomie. Ne sais-tu pas que les musiciens ne traitent pas mieux l'harmonie? S'appliquant à mesurer les accords 531 et les tons perçus par l'oreille, ils font, comme les astronomes, un travail inutile. Et par les dieux! s'écria-t-il, c'est de façon ridicule qu'ils parlent de « fréquences » et tendent l'oreille comme s'ils pourchassaient un son dans le voisinage; les uns prétendent qu'entre deux notes ils en perçoivent une intermédiaire, que c'est le plus petit intervalle et qu'il faut le prendre comme mesure; les autres soutiennent au contraire qu'il est semblable aux sons précédents; 531b mais les uns et les autres font passer l'oreille avant l'esprit. Tu parles, dis-je, de ces braves musiciens qui persécutent et torturent les cordes en les tordant sur les chevilles. Je pourrais pousser plus loin la description, et parler des coups d'archet qu'ils leur donnent, des accusations dont ils les chargent, des dénégations et de la jactance des cordes; mais je la laisse, et je déclare que ce n'est pas d'eux que je veux parler, mais de ceux que nous nous proposions tout à l'heure d'interroger sur l'harmonie; car ils font la même chose que les astronomes 531c : ils cherchent des nombres dans les accords perçus par l'oreille, mais ils ne s'élèvent pas jusqu'aux problèmes, qui consistent à se demander quels sont les nombres harmoniques et ceux qui ne le sont pas, et d'où vient entre eux cette différence. Tu parles là, dit-il, d'une recherche sublime. Elle est utile en tout cas pour découvrir le beau et le bien; mais poursuivie dans un autre but, elle est inutile. Il le semble, approuva-t-il.
Je pense, repris-je, que si l'étude de toutes les sciences 531d que nous venons de parcourir aboutit à la découverte des rapports et de la parenté qu'elles ont entre elles, et montre la nature du lien qui les unit , cette étude nous aidera à atteindre le but que nous nous proposons, et notre peine ne sera point perdue; sinon, nous aurons peiné sans profit. J'en augure de même; mais tu parles là d'un bien long travail, Socrate.
Veux-tu dire le travail du prélude, ou quel autre? Ne savons-nous que toutes ces études ne sont que le prélude de l'air même qu'il faut apprendre? 531e. Car certes, les habiles en ces sciences ne sont pas des dialecticiens. Non, par Zeus! dit-il, à l'exception d'un très petit hombre parmi ceux que j'ai rencontrés. Mais, demandai-je, crois-tu que des gens qui ne sont pas capables de donner ou d'entendre raison [didonai logon], puissent jamais connaître ce que nous disons qu'il faut savoir? Je ne le crois pas non plus, répondit-il.
Eh bien, Glaucon, 532 repris-je, n'est-ce pas enfin cet air même que la dialectique exécute? Il est intelligible, mais la puissance de la vue l'imite, qui, nous l'avons dit, essaie d'abord de regarder les êtres vivants, puis les astres, et enfin le soleil lui-même. Ainsi lorsqu'un homme essaie, par la dialectique, sans l'aide d'aucun sens, mais au moyen de la raison, d'atteindre à l'essence de chaque chose, et qu'il ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la seule intelligence l'essence du bien, il parvient au terme 532b de l'intelligible, comme l'autre, tout à l'heure, parvenait au terme du visible. Assurément. Mais quoi? N’est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique? Sans doute.
Rappelle-toi, poursuivis-je, l'homme de la caverne : sa délivrance des chaînes, sa conversion des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette, sa montée du souterrain vers le soleil, et là, l'impuissance où il est encore de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres 532c réels, mais non plus les ombres projetées par une lumière qui, comparée avec le soleil, n'est elle-même qu'une image - voilà précisément les effets de l'étude des sciences que nous venons de parcourir : elle élève la partie la plus noble de l'âme jusqu'à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l'heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps s'élever à la contemplation de ce qu'il y a de plus lumineux dans le monde matériel et visible. 532d
Je l'admets ainsi, dit-il, quoique assurément ce me semble difficile à admettre; mais, d'un autre côté, ce me semble, aussi, difficile à rejeter. Cependant - comme il s'agit de choses dont nous n'avons pas à nous entretenir aujourd'hui seulement, mais sur lesquelles il nous faudra revenir plusieurs fois - supposons qu'il en est comme tu dis, passons à l'air lui-même, et étudions-le de la même façon que le prélude.
Dis-nous donc 532e quel est le caractère de la puissance dialectique, en combien d'espèces elle se divise, et quels sont les chemins qu'elle suit, car ces chemins conduisent, apparemment, à un point où le voyageur trouve le repos des fatigues de la route et le terme de sa course. Tu ne serais plus, mon cher Glaucon, capable de me 533 suivre - car, pour moi, la bonne volonté ne me ferait nullement défaut; seulement ce ne serait plus l'image de ce dont nous parlons que tu verrais, mais la réalité elle-même, ou du moins telle qu'elle m'apparaît. Qu'elle soit vraiment telle ou non, ce n'est pas le moment de l'affirmer, mais qu'il existe quelque chose d'approchant, on peut l'assurer n'est-ce pas? Certes ! - Et aussi que la puissance dialectique peut seule le découvrir à un esprit versé dans les sciences que nous venons de parcourir, mais que, par toute autre voie, c'est impossible. Cela aussi mérite d'être affirmé. 533b. Au moins, repris-je, il est un point que personne ne nous contestera: c'est qu' il existe une autre méthode (en dehors de celles que nous venons de parcourir) qui essaie de saisir scientifiquement l'essence de chaque chose.
(I) La plupart des arts ne s'occupent que des désirs des hommes et de leurs goûts, et sont tous entiers tournés vers la production et la fabrication, ou l'entretien des objets naturels et fabriqués.
(II) Quant à ceux qui font exception, et qui, avons-nous dit, saisissent quelque chose 533c de l'essence - la géométrie et les arts qui viennent à sa suite - nous voyons qu'ils ne connaissent l'être qu'en songe, et qu'il leur sera impossible d'en avoir une vision réelle tant qu'ils considéreront les hypothèses dont ils se servent comme intangibles, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand on prend pour principe une chose que l'on ne connaît pas, et que l'on compose les conclusions et les propositions intermédiaires d'éléments inconnus, il est moyen qu’un pareil accord fasse jamais une science? Il n'en est aucun, répondit-il.
(III) La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élève jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire 533d peu à peu l'œil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers la région supérieure, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette conversion les arts que nous avons énumérés. Nous leur avons donné à plusieurs reprises le nom de sciences pour nous conformer à l'usage; mais ils devraient porter un autre nom, qui impliquerait plus de clarté que celui d'opinion, et plus d'obscurité que celui de science - nous nous sommes servis quelque part, plus haut de celui de connaissance discursive. Mais il ne s'agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner 533e des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposées. Certes non ! dit-il.
Il suffira donc, repris-je, comme précédemment, d'appeler Science (épistémé) la première division de la connaissance, pensée discursive (dia-noïa) la seconde, foi (pistis) la troisième, et imagination (eïkasia) 534 la quatrième. De comprendre ces deux dernières sous le nom d'opinion (doxa), et les deux premières sous celui d' intelligence (nous) l'opinion ayant pour objet la génération (génésis), et l'intelligence l'essence (ousia); et d'ajouter que ce qu'est l'essence par rapport à la génération, l'intelligence l'est par rapport à l'opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l'imagination. Quant à la correspondance des objets auxquels s'appliquent ces relations, et à la division en deux de chaque sphère, celle de l'opinion et celle de l'intelligible, laissons cela, Glaucon, afin de ne pas nous jeter dans des discussions beaucoup plus longues que celles dont nous sommes sortis. 534b Pour ma part, j'adhère à ce que tu as dit, dans la mesure où je suis capable de te suivre.
Appelles-tu aussi DIALECTICIEN celui qui rend raison de l'essence de chaque chose? Et celui qui ne le peut faire, ne diras-tu pas qu'il a d'autant moins l'intelligence d'une chose qu'il est plus incapable d'en rendre raison à lui-même et aux autres? Comment pourrais-je refuser de le dire? - Il en est de même du bien. 534c Qu'un homme ne puisse, en la séparant de toutes les autres, définir l'idée du bien, et, comme dans un combat, se frayer un passage à travers toutes les objections, ayant à cœur de fonder ses preuves non sur l'apparence, mais sur l'essence; qu'il ne puisse avancer à travers tous ces obstacles par la force d'une logique infaillible : ne diras-tu pas d'un tel homme qu'il ne connaît ni le bien en soi, ni aucun autre bien, mais que, s'il saisit quelque fantôme du bien, c'est par l'opinion et non par la science qu'il le saisit, qu'il passe sa vie présente en état de rêve et de somnolence, et qu'avant 534d de s'éveiller ici-bas il ira chez Hadès dormir de son dernier sommeil? - Par Zeus ! je dirai tout cela, et avec force.
Mais si un jour tu devais élever effectivement ces enfants, que tu élèves et que tu formes en imagination, tu ne leur permettrais pas, je pense, s'ils étaient dépourvus de raison, comme les lignes irrationnelles, de gouverner la cité et de trancher les plus importantes questions? Non, en effet, dit-il. Tu leur prescriras donc de s'appliquer particulièrement à recevoir cette éducation qui doit les rendre capables d'interroger et de répondre de la manière la plus savante possible. 534e Je le leur prescrirai, dit-il, de concert avec toi. Ainsi, repris-je, tu crois que la dialectique est en quelque sorte le couronnement suprême de nos études, qu'il n'en est point d'autre qu'on soit en droit de placer au-dessus, et qu'enfin nous en avons fini avec les sciences 535 qu'il faut apprendre. Oui, répondit-il.